Au fil de ses premières aventures, Mario a tour à tour endossé des habits de charpentier et de plombier, gravi des échafaudages gardés par des gorilles, sauté sur des tortues sortant de tuyaux, englouti des champignons par centaines et surtout brisé des millions de blocs. Mais à la manière des warpzones qu’il emprunte parfois, il a aussi connu un sérieux embranchement en 1986, scindant sa route entre une refonte plus corsée circonscrite au marché japonais et l’adaptation d’un jeu follement loufoque et original, passé par le regard de nouveaux développeurs. En véritable chef d’orchestre, Miyamoto conjugue le meilleur de chacun de ces épisodes pour aboutir à un titre culte, probablement l’un des jeux de plates-formes les plus aboutis de tous les temps.
Lorsque Hiroshi Yamauchi l’intronise sapeur-pompier de service pour juguler le fiasco de Radar Scope et le remplacer par ce qui donnera Donkey Kong, Shigeru Miyamoto voit les idées fuser. Mais la plupart d’entre elles se voient retoquées par Gunpei Yokoi, qui chaperonnait le jeune artiste, pour des raisons techniques. « Si vous prenez le temps de réfléchir sur ce qui ne va pas avec votre idée, et si vous finissez par comprendre les raisons du problème, alors vous êtes certain de pouvoir utiliser cette idée un jour ou l’autre, » explique-t-il en septembre 2010. « Je suggère de ranger les idées qui ne sont pas bonnes dans un tiroir et d’y préciser la raison pour laquelle elles ne conviennent pas en l’écrivant sur une étiquette. Si vous disposez de tout un tas d’idées comme ça, le temps viendra où, d’une façon ou d’une autre, pour pourrez enlever cette étiquette. C’est ce que Satoru Iwata appelle souvent « les jeux de Miyamoto en gestation pendant dix ans, » poursuit-il. D’une certaine manière, Miyamoto a d’ailleurs mis en application son principe au cours des aventures suivantes de Mario, en augmentant sa panoplie de mouvements ou en intégrant les Koopas qui figuraient dans l’épisode statique Mario Bros. comme les adjuvants d’une véritable aventure.
D’un point de vue macroscopique, la principale métamorphose qu’il gardait cachée dans un tiroir reste sa science du scrolling. Lorsqu’il développait Donkey Kong, il présente très vite aux techniciens l’idée d’enchaîner quatre écrans successifs sous forme de niveaux. « Quatre écrans ? Mais pourquoi ne pas créer quatre jeux différents tant que vous y êtes !, » se verra-t-il rétorqué. Si avant de rempiler pour les aventures de Mario, il a bien évidemment planché sur d’autres jeux au sein de Nintendo, au premier rang desquels Excitebike présente une évidente valeur de prototype, c’est véritablement avec Super Mario Bros. qu’il peaufine son concept. Les niveaux se préparent comme des plans d’architectes, minutieusement tracés sur du papier millimétré, et le joueur les parcourt avec l’intime conviction que chaque mètre gagné constitue une victoire de l’homme sur la machine, craignant les surprises et les mauvaises rencontres à chaque nouveau pixel ainsi découvert.
Nous avons largement évoqué les coulisses de son développement dans l’article consacré à Super Mario Bros. 2, mais Yume Kōjō: Doki Doki Panic présente une importance fondamentale dans la deuxième phase de l’ère Mario. Au départ simple commande de Fuji TV pour donner du relief à un événement physique que la société organise, le projet est supervisé par Miyamoto mais reste avant tout aux mains de deux jeunes recrues prometteuses, Kensuke Tanabe et Hideki Konno. Ce dernier tout particulièrement, alors qu’il n’a que vingt ans lorsqu’il entre chez Nintendo, est féru des jeux de l’éditeur et connait déjà le travail de Miyamoto qu’il admire. À la manière de l’Apprenti sorcier qui multiplie les expériences dans le laboratoire de son maître durant son absence, les deux jeunes artistes s’amusent des formes et des couleurs, faisant fi des codes et des règles techniques telles que Gunpei Yokoi les avaient imposées à Miyamoto quelques années plus tôt. Ils inventent ainsi une structure protéiforme et multidirectionnelle, dont l’un des principaux attraits reste la création de véritables « mondes » obéissant chacun à une idée fondatrice, un concept, puis eux-mêmes divisés en niveaux. Là où Super Mario Bros. ou ses Lost Levels pour joueurs chevronnés n’obéissent qu’à un décompte linéaire, où le niveau 2-3 succède au 2-2 sans nécessaire liant, Doki Doki Panic propose une structure, une trame narrative. Il y aura le monde des sables ou celui des océans. Celui des glaces ou des mille-et-une nuits. Autant d’univers farfelus et imprévisibles qui se répondent et se complètent et qui, à la manière des chapitres d’un livre, prennent tout leur sens une fois juxtaposés dans l’ouvrage complet.
La stratégie du gameplay
Il n’est donc pas étonnant que Howard Phillips, le « Game Master » de Nintendo of America, ait vu dans Yume Kōjō: Doki Doki Panic le parfait candidat à de secondes aventures franchement nouvelles de Mario en Occident. Pour autant, la paternité du principe d’un monde divisé en sous-univers triés par genres et par rôles ne doit pas être uniquement attribuée à Tanabe et Konno qui, tels de jeunes cuistres venus dépasser leur maître, auraient osé s’aventurer là où personne n’a été. Le 21 février 1986, soit un an et demi avant Doki Doki Panic, Miyamoto et le « triangle d’or » auquel il appartient selon la formule de Satoru Iwata (complété de Takashi Tezuka et Toshihiko Nakago), sortent The Legend of Zelda, un jeu précisément conçu autour de la notion d’univers à l’exploration libre, divisé en contrées aux couleurs et aux tonalités particulières. Et Zelda II: The Adventure of Link, sorti le 14 janvier 1987, constitue lui aussi la fusion parfaite entre Mario et Zelda, avec ses séquences à scrolling horizontal qui alternent avec un déplacement sur une carte vue du dessus.
« Je dirais que si mon tiroir à idées n’est pas en ordre et si je n’ai pas parfaitement conscience de l’objectif visé, alors je ne trouverai aucune idée, » indique Shigeru Miyamoto en poursuivant l’analogie que nous avons évoquée en préambule. Il aura fallu ces étapes intermédiaires, ces jalons dans l’histoire personnelle de Miyamoto qui se superposent tout autant à l’histoire du jeu vidéo, pour trier les concepts avec lesquels il avait jonglés jusqu’alors et aboutir à son ultime création sur NES, Super Mario Bros. 3. Le développement du jeu dure près de deux ans, l’un des records pour Nintendo et même pour l’industrie toute entière à cette époque. L’objectif est précisément de conjuguer le meilleur des épisodes précédents, de proposer un contenu fondamentalement nouveau qui réinvente le genre alors que de nombreux concurrents commencent à poindre et surtout de ne pas retomber dans l’imbroglio de Super Mario Bros. 2, dont la version japonaise n’était au fond réservée qu’à un public de joueurs élites et la version occidentale une refonte d’un autre titre sans profond liant avec la saga déjà instaurée.
Le cahier des charges est aussi simple qu’ambitieux : créer un jeu accessible au plus grand nombre et qui se réinvente sans cesse, qui privilégie le gameplay avant tout et qui est susceptible d’amuser tout autant les grands débutants que les joueurs aguerris qui connaissent par cœur l’univers de Mario. Le développement étant d’envergure, Miyamoto et Tezuka s’entourent de quatre game designers pour l’occasion : Kensuke Tanabe et Hideki Konno, issus de Yume Kōjō: Doki Doki Panic, et, puisque la confiance en de nouvelles recrues a porté ses fruits précédemment, deux jeunes débutants, Katsuya Eguchi et Hiroyuki Kimura. Miyamoto emprunte au fond l’attitude que Gunpei Yokoi a eu pour lui à ses débuts, supervisant ses troupes et cherchant à en tirer le meilleur tout en ratifiant ou non leurs idées et en leur conférant une tonalité nouvelle. « Miyamoto m’a appris l’importance d’introduire les éléments de jeu dans l’ordre. Par exemple, quand il y a plusieurs reliefs et ennemis, vous ne les montrez pas tous d’un coup, vous les introduisez l’un après l’autre, dans l’ordre, » explique rétrospectivement Eguchi à Iwata en septembre 2010. « Il fait très attention aux premières impressions. Et si vous faites comme il dit, alors le jeu est beaucoup plus fluide. Je l’ai constaté à de nombreuses reprises, » poursuit-il.
Évoluant désormais sur les propres plates-bandes de Miyamoto, Konno confirme cette vision et rappelle que son supérieur lui demandait souvent « Est-ce que c’est amusant ? » comme le seul prisme à travers lequel il devait prendre telle ou telle décision. « Il y a d’abord une occurrence de base, puis une occurrence développée, et enfin une occurrence avancée, combinée. M. Miyamoto disait souvent « utilisez un élément trois fois ». Vous devez faire en sorte que le même caramel ait bon goût trois fois, » poursuit-il. « Nous avancions dans le développement en prenant les nouvelles idées qui étaient en phase avec l’époque, en essayant de rendre le jeu amusant pour un maximum de joueurs, » indique Eguchi. « Mais pour ce qui est de ce que nous n’avons pas changé, je dirais que nous n’avons pas suivi l’opinion générale. Par exemple, certains pensaient que cela serait une bonne idée d’emmener Mario dans une direction destinée exclusivement à des joueurs plus jeunes, mais nous n’avons pas suivi cette voie, » indique-t-il. « Nous ne cherchions pas à « préserver », mais nous nous demandions plutôt comment changer les choses, » conclut Konno.
Parmi les principales innovations de Super Mario Bros.3, on retrouve avant tout ces multiples nuances du gameplay, en particulier la subtile maniabilité qui permet au plombier de sauter plus ou moins haut en fonction de l’intensité de la pression sur les boutons ou les rebonds sur les ennemis qui changent du tout au tout l’arc de cercle et l’amplitude décrits par un saut. Cette subtilité par rapport aux contrôles plus rigides des épisodes précédents trouve son apogée dans les multiples costumes que Mario peut revêtir. Il est désormais capable de glisser, courir, patiner, sauter, nager comme une grenouille, flotter dans les airs déguisé en tanuki, prendre son envol… Un vrai tour de force à en juger par le faible nombre de boutons dont dispose la manette de la NES. Super Mario Bros. introduisait déjà un système physique plutôt sophistiqué pour l’époque, avec une prise d’élan et la possibilité de courir avec des conséquences sur l’amplitude du saut ou la décélération. Super Mario Bros. 3 le complexifie très largement et en décuple les possibilités, avec des nuances beaucoup plus fines au niveau des frottements avec les différentes surfaces, par exemple. Et à chaque fois, ces nouveautés sont introduites avec un art tout particulier du level design qui aide à mieux les contrôler : d’abord on découvre une possibilité, puis on la maîtrise et enfin on teste et exploite son expertise.
Le costume du raton-laveur est un parfait exemple de cette volonté quasi-stratégique d’inscrire une nouveauté dans l’essence-même du gameplay. « Lorsqu’on a trouvé cette idée, Mario pouvait simplement voler dans les airs. Mais si on faisait comme ça, tous les objets au sol que nous avions réussi à créer se seraient avérés inutiles. J’ai donc dit qu’on ferait mieux d’abandonner cette idée, » explique Toshihiko Nakago. « Mais M. Tezuka aimait vraiment Mario raton-laveur. Je me souviens d’une réunion que nous avons eue ensuite : Tezuka a commencé à battre des bras lentement, comme s’il était Mario raton-laveur en train de voler. Il a dit : « Mario pourrait partir comme ça et se mettre à voler, non ? Vous ne pensez pas que ce serait super marrant ? » Mais si on avait simplement pris l’idée de M. Tezuka telle quelle, Mario raton-laveur aurait pu rester dans les airs tout le temps et foncer droit sur la fin du niveau. Ça aurait été sans intérêt. Ensuite, on s’est arrangés pour que Mario ait besoin de courir pour pouvoir s’envoler. Il fallait qu’il coure sur au moins huit fois sa largeur avant de pouvoir décoller, » termine-t-il.
Ce concept, puisqu’il « est amusant », nécessite donc de réécrire tous les niveaux déjà établis, de les retravailler au bloc près pour que les joueurs comprennent tout d’abord cette approche, puis l’intègrent à leur propre manière de jouer, multipliant les expérimentations jusqu’à découvrir toutes sortes d’astuces. « Je ne sais plus qui a trouvé ce nom, mais on a tous appelé ça « la piste ». Donc, à ce stade, on a revu les niveaux et on les a totalement retravaillés pour qu’à certains endroits Mario puisse décoller, » poursuit Nakago. « Mais même avec la meilleure volonté, vous ne pouviez essayer quelque chose que deux fois par jour, dans la matinée et dans l’après-midi, » explique Konno. « M. Miyamoto était vraiment difficile ! Il ne pense pas au travail que cela implique. Si cela améliore le jeu, même un tout petit peu, M. Miyamoto n’hésite jamais à apporter des modifications, » confirme Eguchi. Avec un souci d’orfèvre, Shigeru Miyamoto polit donc sa copie en permanence, soignant le moindre détail jusqu’à atteindre le gameplay parfait.
Le jeu total
Si Super Mario Bros. 3 répartit ses huit mondes autour de thèmes visuels distincts, comme le désert, l’océan, les cieux, la glace ou les tuyaux, il ne fait évidemment pas preuve de paresse pour autant et assure une grande cohésion au sein de chaque univers, en entremêlant les formes et les matières. Dès le premier monde, par exemple, on découvre successivement la glace ou les séquences aquatiques, parmi les plaines verdoyantes. Et certains niveaux combinent les phases de nage avec les explorations souterraines ou les zones d’envol. Il s’agit de proposer une certaine diversité, de renouveler le challenge et de ne pas lasser le joueur ; les nombreux mini-jeux, les rencontres inopinées avec les frères Marto sur la carte et l’inventaire général dans lequel on amasse des objets, par exemple, constituent un « liant » entre les niveaux et confèrent à Super Mario Bros. 3 le rang de jeu total. Il réinvente et réinterprète les épisodes précédents et ne cesse lui-même de se réinventer au cours de la partie.
Mieux encore : comme une sorte d’apogée de la NES, Super Mario Bros. 3 est aussi la quintessence des plus grands succès de Miyamoto, qu’il réinterprète eux aussi. La formidable flûte, si difficile à obtenir et qui vous permet de changer de monde, est directement issue du même objet de The Legend of Zelda et reprend d’ailleurs le même effet sonore. Le jeu vidéo est mature et de nombreux joueurs excellent en la matière, en disposant déjà d’une grande ludothèque à la maison. « Vous avez le sentiment d’être le maître du jeu. Et c’est un aspect que peu de jeux parviennent à atteindre – pour introduire la difficulté, la plupart d’entre eux présentent une nouveauté et vous punissent immédiatement durant la phase de découverte. SMB3 ne vous punit jamais – il vous dit, « Oui, vous êtes un excellent joueur de Mario, voici ce qui vous attend. Toutes les surprises vont être formidables. Vous allez profiter d’un contrôle supérieur, notamment grâce à la possibilité de voler entre autres. » Tous ces aspects qui se démarquent sont de formidables ajouts qui ne viennent nullement remettre en cause votre maîtrise. Bien au contraire, ils renforcent votre maîtrise, » indique Howard Phillips, le fameux « Game Master » de Nintendo of America qui avait retoqué Super Mario Bros.: The Lost Levels.
Pour soutenir un titre aussi monumental, Nintendo organise une campagne marketing sans précédent. En France, nous aurons notamment droit à trois semaines de réclame publicitaire d’affilée au cours desquelles des éléments seront peu à peu révélés, une casquette emblématique défilant dans un premier temps à l’écran, jusqu’à expliquer qu’il s’agit de Super Mario Bros. 3. Le spot final combine des images du jeu à celles d’un dessin animé aux couleurs de Mario, parachevant d’introniser le jeu vidéo au rang d’art cinématographique. Aux États-Unis, comme nous l’avons vu dans l’article consacré à Ninja Gaiden, le parallèle est encore plus explicite et grandiloquent : The Wizard (L’Enfant génial, en France) sort en salles deux mois avant le jeu vidéo et met en scène un jeune autiste surdoué des jeux vidéo, qui s’engage dans une compétition – la dernière scène confronte les finalistes autour d’un jeu inédit et spectaculaire, Super Mario Bros. 3. Le film n’est d’ailleurs qu’un gigantesque prétexte pour atteindre ce climax, où la dernière création de Shigeru Miyamoto est célébrée dans un déluge de cotillons et de feux d’artifice.
Le 13 mars 2006, lorsque le créateur japonais est intronisé au rang de Chevalier dans l’ordre des arts et des lettres par le Ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, celui-ci déclare : « vous développez des suites toutes plus riches et ingénieuses les unes que les autres : Super Mario Bros décline la quête du héros sur plusieurs niveaux et le formidable Super Mario Bros 3 reste encore aujourd’hui un jeu de plate-forme culte, incroyablement riche et long, aux multiples ressorts et secrets. » Pour se convaincre de l’importance phénoménale de ce titre dans le panthéon vidéoludique, posez-vous une seule question : y’a-t-il un passage, un moment particulier, qui vous a davantage plu que les autres ? Difficile de trancher, et c’est bien parce que c’est d’atmosphère, d’ambiance et de véritable chef d’œuvre qu’il s’agit. Dans un échange organisé en 2015 par Nintendo sur Twitter, Miyamoto répond aux questions d’internautes. Parmi celles-ci, on lui demande si, au fond, Super Mario Bros. 3 n’est pas qu’une immense pièce de théâtre comme le laissent à penser le rideau inaugural, les ombres étranges derrière les plates-formes ou les éléments qui semblent suspendus depuis le haut. Il répond d’un hochement de tête. Les trois coups retentissent, les acteurs se mettent en place et on assiste à un pur récital.
Que de souvenirs de SMB3 !
Même si je n’y ai pas rejoué depuis des années.
Au fait est-ce qu’un jour on reverra des pentes dans un Super Mario ? Comme celles du level 1-2 ?
Superbe article merci !