Dr. Mario

Lorsqu’il n’est pas occupé à sauver des princesses ou à torturer des singes, Mario enfile sa blouse de laborantin et s’octroie un rôle bien plus grand encore : éradiquer tout type de virus, armé de sa loupe grossissante et le stéthoscope autour du cou. Développé en 1990, ce trésor du puzzle-game a été directement imaginé et conçu par Gunpei Yokoi himself et programmé par Takahiro Harada, qui officie dans de nombreuses autres productions comme la série des Metroid et des Super Mario Land.

02-dr_marioLes Game & Watch et la Famicom sont de colossaux succès commerciaux, au Japon comme aux États-Unis et en Europe. Dans la seconde partie des années 80, le département R&D1, sous la houlette de Gunpei Yokoi, tourne à plein régime. À l’image de son auguste responsable, il est marqué par la science du design sous toutes ses formes : non seulement il est à l’origine des plus grandes séries de jeux vidéo de Nintendo, dont la saga des Metroid par exemple, mais il œuvre également à concevoir des supports riches et accessibles, intuitifs et cohérents, qui cèdent au gameplay toute sa place. Les Game & Watch en sont un exemple parfait, conjuguant à merveille une simplicité enfantine d’accès et un pur plaisir où l’on plonge instantanément dans le jeu.

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Gunpei Yokoi

Dans la seconde moitié des années 80, Gunpei Yokoi réalise à ce titre l’ultime fusion entre les deux consoles, là encore pour en tirer la quintessence et ainsi proposer ce qu’il a toujours su faire : s’affranchir du support pour laisser les créatifs de génie exprimer toute leur inventivité. Son équipe compte alors près de quarante-cinq collaborateurs de toute discipline, des ingénieurs, des électroniciens et des concepteurs de jeux. Le fruit de leur labeur ? La Game Boy, l’une des premières consoles portables du marché, qui combine la légèreté et la transportabilité des Game & Watch avec la puissance de la Famicom et sa possibilité d’interchanger les cartouches. Il existait déjà des écrans couleur à l’époque, mais Gunpei Yokoi insiste pour qu’on préserve ce petit écran à cristaux liquides noir et jaune-vert, qui assure une bonne lisibilité et surtout une autonomie hors-pair, avec laquelle aucune des concurrentes qui sortiront les années suivantes n’arriveront à rivaliser.

« C’était parfois difficile de faire comprendre ce choix à Nintendo. J’ai en parti utilisé mon statut dans la société pour les convaincre (rires). Après la sortie de la Game Boy, l’un des membres de mon équipe est venu me voir la mine renfrognée : « Il y a une nouvelle console portable sur le marché qui ressemble à la nôtre… » La première chose que je lui ai demandée, c’était : »l’écran est-il en couleur ou monochrome ? » Il m’a dit qu’il était en couleur et je lui ai répondu : Alors, on ne craint rien. »
Gunpei Yokoi, en 1997

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Minoru Arakawa et Howard Lincoln

Mais comme Nintendo l’a toujours su, une console aussi bien conçue soit-elle sur le plan technique n’est rien sans les jeux qui vont avec. Sur ce point, Minoru Arakawa le président de Nintendo of America a eu son rôle à jouer. En voyage à Kyoto, il découvrir le premier prototype de la Game Boy en 1987. Et si Hiroshi Yamauchi pensait en vendre vingt-cinq millions d’unités en moins de trois ans, sa précédente expérience autour de la borne Radar Scope métamorphosée en Donkey Kong avait débridé ses ardeurs : subjugué par la machine, il tablait sur plus de cent millions de ventes à travers le monde. Encore fallait-il accompagner la console d’un jeu phénoménal, qu’une génération de joueurs s’arracherait. Il mit la main lui-même sur un tel produit l’année suivante, en juin 1988, lors d’un salon consacré aux bornes d’arcade. Aux côtés de Howard Lincoln son bras droit, il découvrit pour la première fois Tetris sur le stand d’Atari. Ses ingénieurs travaillèrent à pied d’œuvre pour composer en toute hâte un prototype sur Game Boy et lorsqu’il alluma la machine, il eut une révélation – le jeu semblait en tout point fait pour la machine inventée par Gunpei Yokoi, tant les pièces étaient lisibles, on comprenait immédiatement le principe et on ne quittait plus la console des mains.

Alexey Pajitnov

Alexey Pajitnov

L’histoire est connue : il s’acharna lui-même pour négocier les droits de Tetris, qui avait déjà traversé le Rideau de fer pour connaître un immense succès sur micro-ordinateur mais qui n’avait fait l’objet d’aucun projet d’adaptation sur console portable. Henk Rogers, de Bullet-Proof Software et qui avait déjà partagé des parties de jeu de go avec Hiroshi Yamauchi (voir l’article sur Bubble Bobble), fut un intermédiaire tout trouvé et les hommes rencontrèrent et se lièrent d’amitié avec Alexey Pajitnov, le créateur du jeu. Le 21 avril 1989 au Japon, puis le 28 septembre 1990 en Europe, la Game Boy sort avec Tetris dans la boîte et son succès ne se tarira pour ainsi dire jamais.

Aux bons soins du docteur

Le prototype de la cartouche Game Boy de Dr. Mario

Le prototype de la cartouche Game Boy de Dr. Mario

Cette digression sur l’histoire de la Game Boy alors que nous évoquons précisément les 30 jeux les plus mémorables de la NES à l’occasion de son anniversaire n’est pas fortuite. Le succès massif de Tetris célébrait au passage le genre du puzzle-game, ces jeux de réflexion où la partie n’est jamais réellement finie mais constitue plutôt un éternel recommencement, « aussi important que le premier café du matin, » comme le confiera Cyrille Baudin alias Gambas, le rédacteur en chef de Nintendo Player en 1991. Il fallait aux équipes de Gunpei Yokoi mettre au point un titre du même calibre afin d’étancher la soif de millions de joueurs déjà convaincus de l’intérêt d’entasser des pièces sur un écran.

Takahiro Harada

Takahiro Harada

Gunpei Yokoi conçoit lui-même le principe de Dr. Mario, l’une des premières incursions du célèbre plombier moustachu en-dehors de ses souterrains constellés de tuyaux et de ses plaines aux Goombas et Koopa Troopa errants, si l’on excepte en particulier son rôle d’arbitre dans Punch-Out!!. Il est un prétexte à un jeu de réflexion dans la veine de Tetris, où des blocs bicolores, empruntant la forme de pilules, déferlent depuis le haut de l’écran. Le joueur doit les déplacer et les orienter à l’intérieur d’un flacon de telle sorte à créer des blocs de quatre couleurs identiques, verticalement ou horizontalement – des virus jaunes, bleus et rouges grouillent à l’intérieur de la fiole et on les fait disparaître en les intégrant précisément à cette chaîne de quatre couleurs identiques. Alors développeur au sein de R&D1, Takahiro Harada programme lui-même le jeu ; aujourd’hui encore en poste chez Nintendo, après y être entré en 1986, il officiera sur de nombreux titres produits par le groupe de Gunpei Yokoi, comme Super Mario Land (1989), Metroid II: Return of Samus (1991) ou Super Mario Land 2: Six Golden Coins (1992). La célèbre musique est signée Hirokazu Tanaka, l’un des premiers compositeurs engagés par Nintendo en 1980. Il était déjà à l’origine des bruitages de Donkey Kong. Il est notamment à l’origine de la bande-son de Metroid et il a directement participé à l’élaboration de la Game Boy, en proposant par la suite le prototype de la Game Boy Camera.

« Du matin au soir, on créait de nouveaux circuits et on développait des jeux. Des ordinateurs nous faisaient face, mais c’était des téléscripteurs ; ils n’avaient pas de moniteurs. Du matin au soir. Parfois à concevoir du matériel, et parfois à concevoir des jeux. Je travaillais de 9h00 du matin à 2 ou 3 heures du matin. Ils ne nous y obligeaient pas. C’était si fun. On parle de l’histoire des jeux vidéo, mais pour moi, l’histoire des jeux et celle des ordinateurs se superpose. Il s’agit plutôt de l’histoire de l’évolution des ordinateurs. J’ai tout appris des ordinateurs après être entrée chez Nintendo. Je pense qu’on était tous pareils, dans notre génération d’employés de Nintendo. On apprenait au fur et à mesure, on créait nos propres systèmes, puis on les reconstruisait à nouveau. Par exemple, on a créé nos propres outils de développement. Tout était fait main. C’était vraiment amusant… Il y avait sans cesse une nouvelle tâche à faire. »
Hirokazu Tanaka, conférence à la Red Bull Music Academy en 2014

Hirokazu Tanaka

Hirokazu Tanaka

S’il est conçu avec la version Game Boy de Tetris comme auguste modèle, Dr. Mario est l’un des rares jeux à bénéficier au Japon d’une sortie simultanée sur Famicom et sur la console portable de Nintendo, le 27 juillet 1990. Aux États-Unis, la version NES devancera même de deux mois celle sur Game Boy. En Europe, les deux jeux sortent presque en même temps : le 27 juin 1991 sur NES et le 30 avril 1991 sur Game Boy. Avec plus de cinq millions d’exemplaires vendus, Dr. Mario participe largement à asseoir le genre du puzzle-game sur console et à ériger le célèbre moustachu au rang de superstar mondiale, capable de sortir, l’espace d’un instant, des aventures dont il est le héros. À l’époque de la sortie du jeu, Nintendo faisait la pluie et le beau temps chez de nombreuses enseignes spécialisées dans le jouet. David Sheff, l’auteur de Game Over: How Nintendo Zapped an American Industry, Captured Your Dollars, and Enslaved Your Children (1993), raconte qu’à Noël 1990, l’année de sortie de Dr. Mario, Nintendo représentait 17% du chiffre de ventes et 22% des profits totaux de la chaîne Toys’R’Us. Cet hiver, Charles Lazarus, le PDG du groupe, appela directement Nintendo of America pour leur signaler, « j’ai l’impression que nous allons manquer de Dr. Mario« .

La borne PlayChoice-10

La borne PlayChoice-10

Bien des années plus tard, Dr. Mario fait encore parler de lui. En 2012, Frank Cifaldi met la main sur une borne d’arcade PlayChoice-10 installée dans la chaîne de restaurants Chuck E. Cheese alors détenue par Nintendo. Comme son nom l’indique, ce type de borne donnait au joueur la possibilité de choisir parmi dix titres cultes de la NES. Il n’était pas rare que la chaîne de restauration profite de prototypes de bornes, puisque c’est Nintendo lui-même qui l’administrait. C’est précisément le cadre de la découverte de Cifaldi : en examinant la ROM des jeux, il met la main sur deux versions inconnues du titre, baptisé Virus. Dans la première datant de 1989, Mario semble plutôt intronisé au rôle de vétérinaire, puisqu’un gros chien mal en point se tient en bas à gauche de l’écran. Dans la seconde, les virus sont désormais animés. Mais le principe reste rigoureusement identique.

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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