Ninja Gaiden – Shadow Warriors

Un double titre pour un double développement : Ninja Gaiden (Shadow Warriors en Europe, donc) a fait l’objet d’une sortie quasi-simultanée sur arcade et sur NES, mais les deux équipes concurrentes au sein de Tecmo ont choisi des voies diamétralement opposées bien qu’elles travaillaient au même étage de la société. Et tel le sensei guidant ses jeunes disciples, la version NES a servi de terrain d’entraînement à deux grands noms du jeu vidéo, Masata Kato et Hideo Yoshizawa.

02-shadow_warriorsChapeautée de main de maître par Minoru Arakawa, la filiale américaine de Nintendo met tous les atouts de son côté pour surfer sur le succès de la NES aux États-Unis et exploite les plus grosses ficelles marketing du marché nord-américain. Dans cet arsenal de communication, la firme se paie une petite folie : elle utilise le grand écran pour assurer la promotion de l’un de ses futurs hits en puissance, Super Mario Bros. 3. Le procès entre Nintendo et Universal Studios (voir notre article sur Donkey Kong) est définitivement enterré, et c’est bien le légendaire producteur, penaud, qui prend cette fois-ci contact avec la firme de Kyoto. Tom Pollack, le directeur général de l’époque, souhaite sortir un grand film dédié aux jeux vidéo pour Noël 1989. Ses équipes imaginent ainsi le scénario de The Wizard (L’Enfant génial, en France), dans lequel le jeune autiste Jimmy, sur le point d’être placé en institut spécialisé, va finalement démontrer tout son talent manette en main lors d’une grande compétition de jeux vidéo à Los Angeles. Si le climax du film tient à la présentation en avant-première, quatre mois avant sa sortie, de Super Mario Bros. 3 en guise de bouquet final, une grande partie des phases qualificatives de la compétition se déroule sur un titre que Jimmy maîtrise comme personne… Ninja Gaiden.

Michitaka Tsuruta

Michitaka Tsuruta

En septembre 1964, Akirahito Kakihara fonde à Tokyo la société The Empire Trustee Corporation, spécialisée dans la gestion et le gardiennage des immeubles, en particulier la fourniture de services et de produits de nettoyage. Par appétit des affaires, Kakihara monte en parallèle une deuxième affaire de location et de vente de yachts, le 31 juillet 1967. En juillet 1969, la société inaugure sa première division consacrée aux loisirs et au divertissement et distribue tout type de jeux électroniques ou de machines à sous. Elle dispose même de sa propre usine de production dès mars 1970. En octobre 1977, The Empire Trustee Corporation se voit renommée en Tekhan, la contraction de « Teikoku Kanza » (c’est là sa traduction quasi-directe, teikoku signifiant « empire »), et poursuit presque exclusivement la distribution de bornes d’arcade. Il faudra attendre avril 1981 pour voir apparaître le premier jeu vidéo développé en interne, Pleiads, un shoot-em-up dans la grande tradition du moment, sur fond de mythologie grecque. Le 8 janvier 1986, Tekhan change une nouvelle fois de nom pour devenir Tecmo et sort trois mois plus tard son premier jeu destiné à la Famicom, Mighty Bomb Jack. Il s’agit d’un étrange mélange entre un pur jeu de plate-forme et un puzzle-game, sorti tout droit de l’imaginaire de l’une des premières éminences grises de Tecmo, Michitaka Tsuruta, et qui a rencontré un franc succès.

Kazutoshi Ueda

Kazutoshi Ueda

Le créateur se souvient de ses premières années dans la société. « J’étais en deuxième ou troisième année à l’université de Nihon, et j’ai appris que Tehkan recherchait des designers à temps partiel. J’ai envoyé mon CV et j’ai été retenu. J’ai tout d’abord travaillé auprès d’autres collaborateurs, c’était un bon moyen d’envisager la création de jeux vidéo comme un projet global, » se souvient Tsuruta en 2004. « À l’époque, Tehkan était une société où n’importe qui pouvait proposer une idée de borne d’arcade. J’ai d’ailleurs soumis mes idées à mon chef direct, Kazutoshi Ueda. D’ailleurs le succès de Bomb Jack ne tient pas à mon design, mais bien exclusivement au flair de M. Ueda pour les jeux vidéo, » ajoute-t-il. Il est ensuite à l’origine d’un autre jeu adapté sur NES et qui rencontre un certain succès, Solomon’s Key (1986). Dans des niveaux à écran unique, le but est de récupérer une clé savamment placée en créant des blocs à coup de baguette magique. « C’était un jeu conçu à l’origine pour battre le plus d’ennemis possible, mais il a évolué ensuite vers le puzzle-game – une autre idée d’Ueda ! – ce qui a enrichi son gameplay et conduit à ce titre aux multiples facettes, » indique-t-il.

La voie du katana

Hideo Yoshizawa

Hideo Yoshizawa

À l’instar du propre parcours de Michitaka Tsuruta, Tecmo recrute massivement ses équipes de développement dans les milieux universitaires, parfois pour des tâches bien précises en temps partiel, et après ces deux premiers succès, le bruit se répand parmi les étudiants qu’il s’agit de l’un des éditeurs qui compte sur l’archipel japonais. Hideo Yoshizawa est l’un d’entre eux et il a d’ailleurs participé au développement de Bomb Jack en travaillant autour de son game design. Né le 28 mars 1963, Masato Kato fait ses premiers pas de la même manière chez Tecmo. Diplômé en arts graphiques, il est recruté très précisément pour travailler sur l’animation et les sprites de Captain Tsubasa (la licence officielle d’Olive et Tom sortie en 1988 sur NES au Japon et en 1992 en Europe dans une version largement remaniée sous le nom de Tecmo Cup Football Game). À l’époque, il ne s’agit pas réellement d’un jeu de football comme on a l’habitude d’en voir, mais plutôt d’une simulation de stratégie où, à l’instar du dessin animé, chaque prise de balle se conclut par de longues décisions dialoguées. Ce goût pour le scénario et l’envie de raconter des histoires, Kato et Yoshizawa vont le cultiver pour la série qui s’annonce et à laquelle ils vont œuvrer à temps plein, Ninja Gaiden.

Masato Kato

Masato Kato

Fidèle à son goût pour les affaires, le président de Tecmo constate que le thème des « ninjas » est très populaire en Amérique du Nord durant les années 80 et flaire le juteux filon qui mérite un investissement. D’autres acteurs de l’industrie ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés et avaient déjà exploré cette piste avec succès, comme The Legend of Kage créé en 1985 par Taito et surtout Shinobi développé par Sega en 1987. « Le président nous a convoqués dans son bureau et nous a demandés de créer et de développer un jeu autour des ninjas pour la NES, tandis qu’une autre équipe était affectée au développement d’un jeu d’arcade distinct autour de Ninja Gaiden, » explique Kato en juillet 2011. « En réalité, il n’y avait pas de limites ni de contraintes dans le développement du jeu tant que l’on répondait au thème, ce qui était typique de la culture d’entreprise et de l’ambiance du développement à l’époque, » se souvient-il. Les deux équipes vont donc évoluer en parallèle, sans se concerter ni comparer leurs copies. La version arcade est développée par Hideo IIjama, qui est également à l’origine d’un autre succès de Tecmo ayant bénéficié d’une adaptation sur NES, Rygar (1986).

Artwork d'origine pour la préparation des scènes cinématiques

Artwork d’origine pour la préparation des scènes cinématiques

Spontanément, l’équipe de la version arcade s’oriente vers un beat-em-all plutôt classique, dans lequel le héros avance dans un scrolling horizontal et profite d’une large panoplie de coups et de mouvements rapides. « Après quelques échanges, Hideo Yoshizawa qui était responsable de la version NES, a pris la décision de créer un jeu d’action qui se concentrait sur l’envie de raconter une histoire, et nous étions tous d’accord, » indique Kato. Le jeune réalisateur a alors l’idée de décliner le concept des ninjas aux temps modernes, plutôt que de se livrer à une épopée historique à laquelle le public occidental n’aurait pas forcément accroché. Dans Ninja Gaiden, on interprète Ryu Hayabusa, un jeune ninja bien décidé à sillonner les États-Unis pour venger la mort de son père, tout en se dépêtrant d’un vaste complot qui implique la CIA, l’infâme gourou d’une secte et ses tentatives de ressusciter un ancien démon qui pourrait bien anéantir toute forme de vie sur Terre. Alors certes, comme le temps presse, Ryu ne fait pas particulièrement dans la dentelle ni dans la discrétion propre à l’image que l’on se fait des ninjas ; mais le titre profite tout entier d’un ambitieux système narratif pour l’époque, avec de nombreuses séquences cinématiques qui entrecoupent chaque niveau. « Je voulais créer un jeu vraiment dramatique. Dans Ninja Gaiden, plus de 40 pourcent des capacités visuelles ont été précisément consacrées à ces scènes cinématiques, » indique Yoshizawa.

La difficile ascension du ninja

08-ninja_gaidenPour bien introduire cette volonté quasi-farouche de se démarquer des autres productions de l’époque par un véritable soin apporté à la narration, Ninja Gaiden s’ouvre par l’une des séquences les plus mémorables de la NES. Éclairée par une pleine lune luisante sous un ciel opalin, l’horizon se voit fendu par deux ninjas décidés à en découdre. En dépit des évidentes limites techniques de la NES, la scène est très réussie et on plonge d’emblée dans l’ambiance et surtout l’ambition de Yoshizawa et de ses troupes. Des bandes noires rappellent d’ailleurs l’inspiration cinématographique de ces séquences, avec des dialogues qui plantent le décor. Sous l’énigmatique cagoule de l’un des deux personnages se tient le père de Ryu, qui pousse son dernier soupir. Le lendemain, le jeune orphelin découvre une lettre qu’il lui a laissée, l’enjoignant à se rendre aux États-Unis pour retrouver son ami archéologue.

Keiji_Yamagishi, le compositeur de la musique

Keiji_Yamagishi, le compositeur de la musique

« Aujourd’hui, on prend ces scènes cinématiques pour argent comptant, » commente Yoshizawa, « mais je pensais à l’époque que ce serait vraiment original d’introduire ces animations. C’était un aspect vraiment amusant du développement. » C’est Masata Kato qui est entièrement responsable de leur design et il a dû rivaliser d’ingéniosité pour leur conférer une véritable dimension cinématographique. « J’ai pris en charge le design des arrière-plans, du héros et de tous les ennemis pour la partie action du jeu. J’ai également réalisé toutes les images des scènes cinématiques, » explique Kato. « J’ai dû tirer parti au maximum des spécifications de la NES. Le nombre de couleurs de la palette était limité, j’ai donc créé ces scènes en affichant côte à côte les arrière-plans et les différents objets qui les animent. Je jure que je n’ai pas utilisé la moindre magie de ninja !, » poursuit-il. « C’était l’idée de Hideo Yoshizawa, le véritable père de la série, de créer un jeu d’action à l’histoire vraiment dense. Il a entièrement écrit l’histoire du premier épisode. Lorsque je dessinais les visuels, je me plaignais tout le temps de sa complexité, jusqu’à ce qu’il dise « Si tu vas continuer à rouspéter comme ça, tu n’as qu’à l’écrire toi-même ! » (rires) J’ai donc écrit les dialogues de l’épisode suivant, » conclut-il.

10-shadow_warriorsPuisque la figure de Ryu Hayabusa est née de cette seule envie de créer un jeu autour d’un ninja, il faut également accentuer son appartenance à cette caste, en n’hésitant pas à piocher parmi les grands stéréotypes du genre tout en les réinterprétant pour le public occidental visé. « Pour le design du héros principal, Ryu Hayabusa, nous souhaitions lui conférer une certaine originalité et le distinguer des autres ninjas. Nous l’avons donc affublé d’une veste un peu spéciale, qui souligne ses bras musculeux, » commente Kato. « Ensuite, comme vous pouvez le voir, nous l’avons vêtu d’une cagoule également originale, qui pointe vers l’avant. Au départ, on pensait équiper Ryu d’une série de capteurs et même d’un mini-moniteur à cet endroit, pour qu’il puisse scanner les alentours et voir ce qui l’attendait, c’était notre première idée, » indique-t-il. Bien que le scénario place le héros aux États-Unis, un endroit plutôt inhabituel pour les ninjas, les décors gagnent rapidement en variété et participent eux aussi à la mythologie du personnage. « Nous nous sommes efforcés de créer un cadre dans lequel on puisse vraiment utiliser au mieux des mouvements de ninja, » explique Kato. « On pensait que si Ryu n’avait qu’à attaquer une série d’ennemis, il n’aurait pas été nécessaire qu’il soit un ninja, » poursuit-il. Le héros s’agrippe ainsi contre les parois, rebondit contre les murs et fend les lignes ennemies dans un scrolling multidirectionnel qui ajoute au sentiment de vélocité. Il dispose par ailleurs d’un très riche arsenal d’armes secondaires, avec des shurikens ou des effets magiques propres aux ninjas, dans la veine des objets à récolter dans Castlevania.

The Wizard (1989), un film qui sert d'avant-première à Super Mario Bros.3 et qui célèbre notamment Ninja Gaiden

The Wizard (1989), un film qui sert d’avant-première à Super Mario Bros.3 et qui célèbre notamment Ninja Gaiden

Mais outre son accoutrement, l’une des principales caractéristiques de Ryu Hayabusa reste sa difficulté quasi-insurmontable pour le commun des mortels. Il n’est donc pas étonnant que le jeu ait servi de cadre aux compétitions du film The Wizard dont nous parlions en préambule ! Faites un millimètre en arrière et les ennemis que vous aviez difficilement surmontés réapparaissent par enchantement. Les sauts sont également très délicats et il n’est pas rare de se retrouver englué sur une paroi, sans retour arrière possible. Il y a enfin cet ultime niveau, découpé en trois embranchements, qui se conclut par un affrontement d’une brutalité inouïe. Et si vous avez le malheur de perdre face à ce boss de fin, vous recommencez l’ensemble du niveau depuis le début. « Ce dernier détail a en réalité été implémenté par erreur par le programmeur, et on n’a pas essayé de le corriger. On s’est dit, « eh, ce n’est peut-être pas si mal que ça finalement ! » (rires), » se souvient Kato. « M. Yoshizawa excellait dans l’art du placement et du rythme des ennemis, ça m’a toujours impressionné. Mais hélas, la difficulté du jeu était si élevée, même pour l’équipe de développement. Lors de la vérification des bugs, les membres de l’équipe pleuraient littéralement en essayant de finir le jeu, » continue-t-il. C’est probablement cette ultime vérification un peu avortée qui a empêché l’équipe de déceler des embûches causées par le placement des objets et des armes secondaires. « Nous avons développé le jeu avec l’intention que les joueurs utilisent directement les objets après les avoir récupérés, et dans ce cas le jeu n’est pas si difficile parce que ces objets sont conçus pour faire face aux ennemis qui suivent immédiatement, » indique Yoshizawa. « Mais on s’est rendu compte ensuite que les joueurs gardaient souvent les objets pour les utiliser ultérieurement. Et après la sortie du jeu, on a remarqué qu’en procédant ainsi, vous ne pouvez pour ainsi dire pas le finir, » poursuit-il.

Crayonnés de Masato Kato pour Ninja Gaiden

Crayonnés de Masato Kato pour Ninja Gaiden

Par sa difficulté légendaire mais aussi sa subtile narration autour de scènes cinématiques – l’une des grandes premières du genre ! – Ninja Gaiden s’est érigé au rang de jeu culte sur la NES. Dans l’histoire de son propre développement, on constate aussi à quel point il a bénéficié d’un traitement spécifique qui le destine exclusivement aux consoles de salon ; il pose ainsi les jalons d’une écriture des jeux vidéo entièrement dédiés à ces supports, alors que bon nombre d’entre eux n’étaient alors que des adaptations depuis les bornes d’arcade. Il n’est pas étonnant que ces concepteurs aient à nouveau marqué de leur empreinte l’histoire des jeux vidéo par la suite. Hideo Yoshizawa s’est notamment illustré en créant la série des Klonoa (1997-2008) et des Mr. Driller (2001-2005), en ayant rejoint Namco après les trois premiers épisodes de Ninja Gaiden. L’ascension de Masata Kato est encore plus fulgurante et il rejoint les rangs de Square où il écrit et planifie successivement Chrono Trigger (1995), Final Fantasy VII (1997), Chrono Cross (1999) et Final Fantasy XI (2002).

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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