Après avoir couru derrière les gorilles ou les avoir au contraire retenus captifs, forçant leur jeune progéniture à esquiver mille périls pour se réfugier dans leur chaleur paternelle, Mario connaît enfin un épisode digne de ce nom où il occupe seul la vedette. Non content d’être le premier jeu à arborer le patronyme du héros moustachu, Mario Bros. pose les bases de ses épisodes à venir, en donnant au protagoniste un cadre, des objets et des adversaires emblématiques… mais aussi un frère et une profession.
On a tendance à l’oublier tant il est devenu la superstar incontestée des jeux vidéo, le Walt Disney de Nintendo ayant donné vie aux mascottes d’une génération de joueurs, mais Shigeru Miyamoto reste en premier lieu ce sapeur-pompier ayant éteint à temps un feu qui aurait pu se propager à tout l’immeuble de la firme de Kyoto. Dans l’hiver new-yorkais de janvier 1980, l’émissaire Minoru Arakawa œuvre quasi-seul à la création de la première grande filiale, Nintendo of America. Galvanisé par les premiers succès au Japon, il fait le pari de trop pour entrer sur le territoire de l’oncle Sam : il commande en toute hâte 3000 exemplaires de la borne d’arcade Radar Scope, un jeu développé en interne chez Nintendo et spécifiquement calibré pour séduire un public déjà friand de Space Invaders aux États-Unis. C’est un échec cuisant et les exploitants de salle d’arcade ne veulent pas de sa borne déjà démodée et ringarde, qui aura mis près de quatre mois à traverser le Pacifique. Il faut trouver dans l’urgence un plan B, sous peine de se retrouver avec un stock faramineux de machines invendues.
Nous sommes déjà revenus en détail sur l’histoire de ce titre mythique qui sauva la mise à Nintendo of America et sur le parcours initiatique de son inventeur : Shigeru Miyamoto évite le naufrage en développant en un temps record Donkey Kong, posant au passage les bases du jeu de plates-formes made in Kyoto et celles de son héros emblématique. Dans ce premier épisode, Mario court sur une série d’échafaudages pour atteindre le haut de l’écran, évitant les barils et les objets que lui balance le gorille. Volontairement maladroit, c’est un héros ni trop beau, ni trop fort, dont l’imposant appendice nasal et la colossale moustache suffisent à l’identifier au premier coup d’œil. Miyamoto l’a affublé d’une casquette car de son propre aveu, « [il] ne sait pas très bien dessiner les cheveux » mais aussi parce que les inévitables chutes auraient été pénibles à développer en termes d’animation. Dans son esprit, Mario n’est encore qu’un charpentier, puisque le jeu devait à l’origine se passer sur un chantier de construction.
On connaît la suite de l’histoire, Donkey Kong est un succès retentissant en arcade à travers le monde et il connaîtra une adaptation directe sur Game & Watch. Le 1er août 1982, Shigeru Miyamoto planche sur sa suite directe et intervertit les rôles : fourbu et agacé, Mario devient cette fois le tortionnaire et retient le gorille captif. Il ne connaîtra plus jamais cette position d’antagoniste mais cet épisode Donkey Kong Jr. introduit tout de même une somme de détails, comme la présence de lianes, de plates-formes mouvantes et de sauts millimétrés. Lorsque Miyamoto avait proposé son premier prototype papier de Donkey Kong à Gunpei Yokoi, le patron de la division R&D1 qui le chaperonnait lors de ses premiers pas, sa copie était déjà bien ambitieuse pour l’époque – Mario empruntait des échelles, sautait sur des monte-charges ou glissait sur des tapis roulants. Autant d’actions inenvisageables, qu’il a donc dû remiser au placard pour se contenter d’animations et de défis plus simples.
La naissance des Koopas
Si les deux premières créations de Shigeru Miyamoto portent le nom du fameux singe, dans l’esprit du créatif c’est bien Mario qui en est le véritable héros. Au fond, il a toujours été est au centre de l’histoire et du gameplay – même dans Donkey Kong Jr. le jeune gorille n’est en réalité que son ersatz, sa doublure temporaire, pour insuffler un vent de nouveauté sur la série et convaincre les joueurs de son intérêt. « On a ensuite commencé à étoffer l’idée d’un jeu basé sur notre concept. En fait, un jeu divertissant devrait toujours être simple à comprendre : vous devez comprendre ce qu’il faut faire directement au premier coup d’œil. Le jeu devrait être si bien construit qu’en quelques instants vous êtes capable de comprendre votre objectif. Ainsi, si vous n’y arrivez pas, vous vous en voulez à vous-même plutôt qu’au jeu. De plus, les gens qui regardent le jeu en spectateur doivent aussi pouvoir en profiter. Voilà les préoccupations dont avons discuté avec Gunpei Yokoi, » confie Shigeru Miyamoto à Satoru Iwata dans l’un de ses nombreux Iwata Asks.
Le troisième épisode de la saga est donc sur des rails. Exit le loufoque gorille, la place est toute entière concédée à Mario, qui trouve enfin un métier à la mesure de sa salopette bleue. Au sein de Nintendo, un collègue de Miyamoto lui confie en effet que le héros moustachu lui évoque davantage un plombier qu’un charpentier. Vous l’aurez deviné, de ce nouveau choix vont découler de nombreuses conséquences. « Mario Bros. était également le fruit d’une collaboration avec Gunpei Yokoi. Il avait suggéré de faire un jeu compétitif et c’est à partir de cela que le développement a démarré. Dans Donkey Kong, si Mario tombait d’une distance plus haute que sa taille, il était assommé et le joueur perdait un tour. Mais cette fois, Yokoi-san a dit : « Et pourquoi on ne le laisserait pas sauter de plus haut ? » J’ai pensé que si l’on faisait cela, le jeu ne serait pas terrible. Mais en y réfléchissant, je me suis dit : « Pourquoi empêcher Mario d’accomplir quelques exploits surhumains ? » On a donc créé un prototype avec un Mario qui courait et sautait partout et on s’est rendu compte que c’était très amusant, » explique Miyamoto.
À la manière des deux premiers volets de la saga, l’action de Mario Bros. se déroule sur un écran figé et ne connait pas encore le moindre scrolling. L’arène comporte quatre « étages », avec des plates-formes percées pour en faire l’ascension. « Mais à ce stade, on s’est retrouvés dans une sorte d’impasse car on ignorait quel genre de jeu cela allait être. C’est à ce moment que Gunpei Yokoi, qui sait considérer les problèmes en reprenant les bases, a dit : « Vu qu’on a tous ces planchers, pourquoi ne ferait-on pas en sorte que Mario frappe le sol du dessous pour vaincre l’ennemi ? » Mais lorsqu’on a testé cette idée, on a trouvé que c’était bien trop facile. En moins de deux, il ne restait plus aucun ennemi« , poursuit Miyamoto. « Ainsi le principe du jeu semblait vraiment lâche. On a alors décidé qu’on pouvait frapper les ennemis par en-dessous avant de monter pour donner le coup de grâce. C’est alors qu’on s’est demandés quel genre de créature pourrait supporter d’être frappée par en-dessous mais finirait par s’en remettre. On s’est creusé les méninges pour trouver la créature idéale… Oui, la tortue était notre seule solution ! (rires) On la frappe par en-dessous et elle se retourne ! Et si on lui laisse un peu de temps, elle se remet sur ses pattes !, » conclut-il. Les emblématiques Koopas sont nées.
Mario-les-bons-tuyaux
En termes de gameplay, il fallait toutefois signaler au joueur que la tortue s’apprête à se retourner. « J’en ai dessiné une moi-même, et ce faisant, je me disais : « Je ne crois pas qu’il existe une seule tortue avec un visage aussi gros… » En y repensant après-coup, cela ressemblait quand même de près ou de loin à une tortue. Enfin, avec Hirokazu Tanaka qui s’occupait du son sur le jeu, on s’est demandés à quoi pouvait ressembler l’intérieur d’une tortue. Je voulais qu’il soit facile de voir quand la tortue va se relever. Même si l’on fait gigoter la tortue renversée avant qu’elle ne se relève, le joueur aura du mal à savoir à quel moment précisément la tortue va se relever. On s’est enthousiasmés autour d’idées comme : « Et si en frappant la tortue par en-dessous, la tortue se mettait à s’envoler hors de sa carapace et à courir dans tous les sens avant de revenir dans sa carapace ? Du coup, quand elle revient dans sa carapace, on sait qu’elle va se remettre sur pieds !, » explique Miyamoto.
Mario avait donc gagné un adversaire et un moyen de l’éliminer, mais face à ces Koopas qui surgissent du haut de l’écran, un nouveau problème se pose. « J’ai réalisé que si toutes les tortues qui apparaissaient devaient tomber au bas de l’écran, elles s’entasseraient là et ça ne servirait à rien, » confie Miyamoto. « C’est pourquoi j’ai pensé que dans un espace fermé, il fallait que les mêmes tortues arrivent et repartent. Et comme la gauche et la droite de l’écran étaient connectées… Mais même en gardant cela, le fait de connecter également le haut et le bas de l’écran aurait été un peu bizarre. Et puis, en rentrant du bureau, j’ai vu un mur en béton dans une zone résidentielle, pas mal de tuyaux d’évacuation en sortaient. Je me suis dit : « Mais je peux les utiliser ! » (rires) Il semble évident que quelque chose qui sort d’un tuyau peut y retourner ensuite, » indique-t-il.
Shigeru Miyamoto dessine ainsi un réseau de tuyaux verts, dont la couleur atypique vient en réalité d’une limite de la palette du matériel de l’époque. Ils sont pour l’heure réservés aux Koopas, qui réapparaissent à l’infini en haut de l’écran tant que le joueur ne les a pas battues. Parmi les autres éléments cruciaux de la saga de Mario, on retrouve le bloc « Pow » qui étourdit les adversaires lorsqu’on le cogne, ainsi que les pièces de monnaie laissées par les adversaires et qui participent à augmenter le score ou les boules de feu qu’il faut éviter. Et pour justifier la présence du mot « Bros » dans le titre, Miyamoto donne à Mario un frère, Luigi, qui pour l’heure n’est que son jumeau exact – seules les couleurs sont remplacées, en utilisant justement le vert des tuyaux puisque la palette des teintes affichables simultanément à l’écran est limitée. Pour l’origine du nom, on raconte que c’est encore Minoru Sarakawa, le président de la filiale Nintendo of America, qui en est à l’origine. Il avait déjà contribué au sobriquet du plombier, en faisant référence à Mario Segali le propriétaire de l’entrepôt de Seattle où étaient entreposées les premières bornes d’arcade et qui venait réclamer son chèque de loyer. Face aux locaux se tenait la pizzeria « Mario & Luigi » dans laquelle l’équipe américaine venait se restaurer – en japonais, Luigi évoque le mot Ruigi, qui signifie « analogue », « identique ».
Mario Bros. sort le 14 juillet 1983 sur borne d’arcade. Son adaptation sur console de salon accompagnera la sortie européenne de la NES, le 1er septembre 1986. S’il est loin d’être l’épisode le plus populaire de la saga, on voit son importance cruciale en termes de gameplay et d’éléments graphiques. Il pose ainsi les bases qui seront nécessaires à l’équipe de Miyamoto pour remettre le couvert avec Super Mario Bros., sorti le 13 septembre 1985, dont il fait office de prototype fonctionnel. C’est aussi le dernier galop d’essai du jeune artiste en quasi-solo – définitivement convaincu des multiples talents du bonhomme, Hiroshi Yamauchi lui confie les rênes de son propre groupe de développement, R&D4, qui voit le jour dans le courant de l’année 1983.
Veuillez commenter avec votre nom complet, en respectant la charte.