Et si c’était par lui que tout avait, fondamentalement, commencé ? Si c’était à lui que l’on devait la flamme qui anime notre passion vidéoludique, l’essence-même du plaisir de jouer, la matrice d’où a jailli notre imaginaire pixélisé ? Et si, au fond, à chaque fois que l’on allume une console, par-delà les générations et les âges, ce n’était que pour retrouver ces sensations et ces émotions où, sautillant sur place paddle en main, on a pour la première fois saisi la quintessence du plaisir vidéoludique ? Telle une lame de fond, Super Mario Bros. a tout pulvérisé sur son passage et a définitivement élevé son créateur au rang de mythe et de saint-patron de l’industrie.
Quelques pas en avant, conduits maladroitement avec un Mario miniature qui claudique sous un ciel bleuté, puis une première rencontre. Une étrange fongiforme fond sur nous. Est-ce un champignon ? Vite, l’éviter. Ou plutôt lui sauter dessus, la présence d’un bloc lumineux avec un point d’interrogation nous invite de toutes manières à prendre la voie des airs. Et soudain, la récompense : sous un effet sonore distinctif, cent premiers points viennent s’ajouter à notre escarcelle. La voie est libre, on se prend au jeu de cogner les blocs lumineux, formaté par nos souvenirs du Mario Bros. inaugural dans lequel le plombier a enfin été intronisé au premier rang de ses aventures. Un champignon s’échappe de l’un d’entre eux, faut-il l’éviter, échaudé par notre première rencontre avec un sbire lui ressemblant étrangement ? Trop tard : rebondissant contre le tuyau juxtaposé, il fonce vers nous et les briques au-dessus de notre tête nous empêchent de l’esquiver correctement. L’exercice est finalement récompensé : Mario grandit et sa taille lui permet enfin de casser les briques. « Dans le jeu, on rencontre un Goomba dès le début et il est en forme de champignon, » commente Shigeru Miyamoto le 13 novembre 2009 en compagnie de Satoru Iwata. « On se retrouve face à une boîte et quand quelque chose qui ressemble à un Goomba en sort… on prend ses jambes à son cou. Cela a été un vrai casse-tête pour nous. Il fallait qu’on s’assure que le joueur comprenne que les champignons sont vraiment très bénéfiques pour lui. C’est pour cette raison qu’on a fait en sorte que le champignon aille vers le joueur, » poursuit-il. « À ce stade, même si vous cédez à la panique et essayez de sauter pour l’éviter, vous allez toucher le bloc situé au-dessus de votre tête. Et au moment-même où vous pensez que vous êtes mort, Mario gigote subitement et devient énorme !, » enchaîne Iwata. « Et c’est à ce moment précis que vous réalisez pour la première fois que le champignon est une bonne chose pour vous, » conclut Miyamoto, « on voulait que le joueur réalise que ce champignon est bien différent d’un Goomba« .
Cette petite anecdote sur les toutes premières secondes de Super Mario Bros. est parfaitement représentative du soin d’orfèvre de Shigeru Miyamoto et de ses troupes, du positionnement des défis et des récompenses si minutieux qu’il est élevé au rang d’art et de science. Il faut dire que Super Mario Bros., sorti le 13 septembre 1985 au Japon, résulte en réalité d’un triple défi que s’est fixé le créateur du providentiel Donkey Kong alors qu’il est à peine trentenaire. Le premier challenge est interne : Nintendo prépare en grand secret le Famicom Disk System (voir notre histoire de Castlevania), pour lequel la firme de Kyoto nourrit de grands espoirs, et Shigeru Miyamoto sait que sa prochaine création sera probablement la dernière cartouche de la console, sa dernière cartouche. Il faut finir en apothéose cette première partie de la vie de la machine. « C’était l’année précédant la sortie du Disk System et nous savions que ce serait le dernier jeu sorti sur cartouche. Nous voulions y mettre le maximum afin que les gens pensent : « Nintendo s’y connaît en cartouche ! » et « Comment ont-ils fait ça ?!« , dira-t-il à Satoru Iwata le 13 septembre 2010.
Le deuxième défi vient de l’extérieur. Si les premières aventures mettant en scène Mario ont sauvé la filiale Nintendo of America en 1981, comme nous l’avons vu, leur impact est en réalité bien plus grand : elles ont posé les bases du jeu de plates-formes et de ce genre à part entière où le joueur doit sans cesse « sauter » pour éviter les obstacles ou battre les ennemis. Parachevé avec Donkey Kong Jr. puis Mario Bros., le principe ne s’articulait toutefois qu’autour d’écrans uniques et statiques, là où des concurrents ont cherché à aller plus loin, s’inspirant de l’expérience de Nintendo et du ressenti des joueurs. On pense notamment au mémorable Pitfall! signé David Crane, le co-fondateur d’Activision, en 1982, mais aussi à Les Schtroumpfs : Au château de Gargamel, lui aussi sorti en 1982 sur Atari 2600. Même au Japon, de tels développements ambitieux et réinterprétations du genre existent aussi, comme Jungle King (renommé Jungle Hunt), conçu par Taito et également sorti en 1982, décidément l’année charnière du genre. Dans la dernière version parue pour éviter un procès, après avoir interprété un Tarzan, on épouse finalement les traits d’un explorateur sautant de lianes en lianes, avec des niveaux découpés qui s’achèvent par un challenge final. « Après Mario Bros., plusieurs jeux basés sur les sauts ont été publiés par diverses sociétés et j’avais l’impression que ce type de jeu était notre idée à l’origine. Je me disais même que le concept de saut dans un jeu était une idée originale qui devrait être brevetée ! Enfin bref, j’ai pensé : « Bon, je ne vais pas laisser ces autres jeux nous doubler !, » explique Miyamoto en novembre 2009.
Et le troisième défi vient du cœur. Celui de la maison-mère, évidemment, avec tous les talents qu’elle emploie déjà en son sein et qui ont le sentiment de pouvoir définitivement se révéler en travaillant ensemble après avoir muri autour de divers projets. Mais aussi celui de Shigeru Miyamoto lui-même, qui ne bat en définitive que pour une chose : s’imposer dans le rôle de chef d’orchestre qui lui est destiné et donner corps à toutes les idées qu’il n’avait pas encore pu mettre en œuvre jusqu’alors et qui étaient restées à l’état d’expérimentations passagères. Excitebike avait introduit la notion de scrolling, Ice Climber osait une progression verticale, Mario Bros. mettait en scène un personnage et son univers et Devil World que l’on a évoqué dans l’article consacré à Pac-Man expérimentait des sprites bien plus grands que la normale. « Cela représentait donc vraiment un point culminant, » indique Miyamoto, « la somme d’autres jeux. » Diviser pour mieux régner, réunir pour mieux reconquérir.
Le triangle d’or de Nintendo
Après le développement réussi de Mario Bros., à l’origine conçu pour les bornes d’arcade, Hiroshi Yamauchi a le pressentiment qu’il lui faut une division entièrement consacrée aux jeux de sa console Famicom – à plate-forme spécifique, développement et possibilités spécifiques : qui mieux que le jeune prodige Shigeru Miyamoto pourrait chapeauter de tels projets, animé par sa volonté d’innover et de s’aventurer loin des sentiers battus ? En septembre 1983, la division R&D4 lui revient donc naturellement et Miyamoto s’impose officiellement comme le quatrième pilier de Nintendo, au même rang que Gunpei Yokoi (R&D1), Masayuki Uemura (R&D2) et Genyo Takeda (R&D3). Toutefois conscient que le jeune illustrateur est entré dans la société en tant qu’artiste et qu’il méconnait toutes les tâches administratives et commerciales, qui pourraient d’ailleurs entraver sa créativité, Yamauchi nomme en réalité Hiroshi Ikeda directeur de la division et Miyamoto sous-directeur. Ikeda était l’ancien président de Toei Animation et ce nouveau statut paraît légitime, d’autant plus qu’il ancre durablement les jeux vidéo dans le berceau de l’animation et du graphisme. « Lorsque j’ai vu pour la première fois tous les mouvements que faisait Mario, je me suis dit que les jeux vidéo étaient en train de faire ce que l’industrie de l’animation traditionnelle était en train d’oublier, » indique en 2008 Yoichi Kotabe, un illustrateur issu du monde de l’animation classique et qui s’inscrira durablement dans l’histoire de Nintendo et de R&D4.
Le reste des troupes est directement issu des acteurs ayant participé aux premiers jeux Famicom de Miyamoto, en particulier Excitebike. Né en 1957, Toshihiko Nakago figurait comme Satoru Iwata parmi les rares développeurs à connaître le processeur 6502 de Ricoh au début des années 80. Pour cette raison précise, il rencontre en 1982 Hiroshi Umemiya, l’un des bras droits de Masayuki Uemura, le responsable du centre R&D2. « J’ai travaillé sur une variété de titres avec le R&D2 : Donkey Kong, sorti en même temps que la Famicom, Donkey Kong Jr., Mahjong et Donkey Kong Jr. Math, » se souvient Nakago en 2009. « Mon travail consistait à porter les jeux d’arcade comme Donkey Kong sur la Famicom. Puis lorsque ce travail arrivait à son terme, quelqu’un que je ne connaissais pas est venu me voir et m’a dit : « Vous êtes M. Nakago, c’est ça ? » Il se trouvait que c’était Shigeru Miyamoto. Honnêtement je ne savais rien de lui ! (rires) À cette époque, j’ignorais même que quelqu’un du nom de Miyamoto travaillait chez Nintendo. Puis, il est venu me voir et il m’a dit : « On va travailler ensemble sur Excitebike. » Tout de suite après avoir fini Excitebike et Ice Climber, je me suis lancé dans les séries Super Mario Bros. et Zelda, » poursuit-il.
Autre personnalité incontournable de cette nouvelle division, Takashi Tezuka est le second artiste de la bande et va former un véritable duo avec Miyamoto au fil des années. Né le 17 novembre 1960, il sort diplômé de l’Université des arts d’Osaka et rejoint Nintendo en avril 1984, à 23 ans, sans rien connaître des jeux vidéo. Il évolue tout d’abord en tant qu’animateur puis game designer et l’une de ses premières tâches concerne précisément Excitebike aux côtés de Miyamoto et Nakago. « Lorsque je fais passer un entretien, c’est simple : je donne 30 minutes au candidat pour dessiner un petit manga en quatre cases. La plupart des candidats sont assez scolaires dans leur démarche : ils font un démarrage, développement, surprise et enfin la chute, » explique Shigeru Miyamato lors d’une masterclass qu’il tient à la Japan Expo en 2015. « Mais Takashi Tezuka a juste fait un manga avec un bonhomme dont la barbe pousse… Il ne se passait rien dans cette BD. Je fus intrigué par cette BD et Takashi Tezuka me répondit : « Ce qui est drôle, c’est justement qu’il ne se passe rien ! ». Je l’ai alors embauché, » conclut-il.
Les rôles sont ainsi répartis : Miyamoto est le chef d’orchestre de la bande, Nakago est le génie de la programmation qui connait les possibilités de la machine comme personne et Tezuka est cet assistant dévoué, qui fait preuve d’originalité et d’inventivité. En novembre 2009, Satoru Iwata qualifiera rétrospectivement le trio de « triangle d’or« , d’une triforce capable de relever tous les défis. « À cette époque, on réfléchissait tous ensemble, on rassemblait les idées et on faisait les jeux dans un état d’esprit amateur, » indique Tezuka. « On travaille ensemble depuis plus de 30 ans, » explique Miyamoto avec émotion lors d’une vidéo diffusée à l’E3 2015 à propos de Super Mario Maker, « si l’on nous présente à chacun trois idées différentes, on choisira tous la même. » Nakago partage la même vision et précise la distribution des rôles : « Si je devais décrire cette relation, l’image qui me vient à l’esprit est la suivante : M. Miyamoto commence par creuser un trou. M. Tezuka trouve ensuite un moyen de remplir ce trou. Puis, à la toute fin, je m’assure que tout soit bien solide et fonctionne bien en aplatissant la terre au rouleau, » indique-t-il.
Et pour battre la mesure de ce triangle, il fallait un véritable musicien : ce sera le rôle de Koji Kondo. Né le 13 août 1961 à Nagoya, il s’est passionné dès l’âge de cinq ans pour le piano électronique. Il a suivi lui aussi les cours de l’Université des arts d’Osaka, comme Takashi Tezuka, sans pour autant disposer d’un enseignement classique de la musique. En 1984, Nintendo puisait massivement dans cette université pour recruter de nouveaux talents : il fut rapidement engagé, suite à sa véritable passion pour les jeux vidéo. Il a d’abord œuvré dans la création de multiples bruitages pour les productions de l’époque, comme Punch-Out!! ou Devil World, avant de profiter de Super Mario Bros. pour réaliser ses premières véritables compositions et faire preuve d’un trésor d’inventivité alors que les ressources techniques étaient si limitées. « C’était vraiment amusant d’avoir du sang frais au sein de Nintendo et de travailler avec ces jeunes gens, » commente Miyamoto en 2009.
D’un simple rectangle au plombier moustachu
Conscient du challenge qui s’impose à lui, Shigeru Miyamoto a bien l’intention de s’aventurer sur les terres des autres « jeux de sauts » en allant plus loin que les écrans statiques et inertes qu’il avait jusqu’alors proposés. « Deux ans avant Super Mario Bros., nous avions réalisé la version arcade de Mario Bros. mais l’écran ne défilait pas, l’arrière-plan était noir et c’était somme toute plutôt banal. J’avais donc décidé de réaliser un essai avec un jeu proche de Mario Bros. qui défilerait, avec un arrière-plan lumineux et de plus grands personnages, » indique-t-il. Il demande à Nakago de plancher sur l’affichage d’un simple rectangle à l’écran, de dimensions supérieures aux personnages de l’époque, qui se déplace en fonction des pressions sur les boutons de la manette. « Je suis certain qu’au début, nous avions un rectangle de 16×32 pixels qui se déplaçait… On déplaçait un objet rectangulaire sur un seul écran qui ne défilait pas. À l’époque, le fait d’avoir un carré qui bouge était révolutionnaire, » confirme Nakago.
Mais remplacer ce rectangle par le plombier moustachu n’allait pas de soi. Après avoir créé des jeux très différents, dans des genres et des univers distincts, comme Ice Climber, Punch-Out!! ou Excitebike, Miyamoto a quelque peu remisé son héros au placard. Son premier réflexe est de plancher sur un nouveau personnage, à l’instar des productions dans lesquelles il vient de s’investir, et Nintendo n’a du reste pas encore le sens des mascottes. La proposition viendra finalement de Tezuka qui, du haut de ses 23 ans, ne se laisse pas griser par le statut de son aîné. « À côté de nos bureaux de développement, il y avait la division Commerciale et Marketing. Le chef de ce département était un gars plutôt facile à aborder à l’époque. Et même si c’est complètement inimaginable aujourd’hui, j’ai réussi à voir les chiffres de vente, » se souvient Tezuka. « Et j’ai vu que même si Mario Bros. Famicom était sorti plus d’un an auparavant, il continuait à bien se vendre. Je me suis dit, « ce Mario est drôlement populaire ». Je me souviens avoir dit à M. Miyamoto que Mario continuait à bien se vendre et il a dit : « On dirait que Mario est un bon filon ». Je pense qu’il avait probablement déjà pensé à utiliser Mario, mais en voyant ces chiffres de ventes, il a été convaincu que c’était la bonne direction à prendre« , poursuit-il.
L’essai autour du rectangle étant concluant, Miyamoto lance le projet. « J’ai rédigé des spécifications préliminaires en décembre 1984. La première tâche que j’ai confiée à M. Nakago était de réaliser un grand personnage sautant partout, » indique-t-il. « Je voulais voir ce que donnerait un Mario sautant un peu partout et deux fois plus grand que celui apparaissant dans Mario Bros. J’ai donc demandé à M. Nakago de réaliser une version de test dans laquelle, si vous appuyiez sur un bouton, Mario sautait, et si vous appuyiez à plusieurs reprises, il sautait en l’air. Le rendu était plutôt bon, » conclut-il. Mais il fallait donner un cadre et un challenge à Mario dans lesquels il allait évoluer. « Le concept initial pour Super Mario, c’était que l’on voulait un jeu de type dynamique, athlétique, qui se déroulerait sur terre, sur mer et dans les airs et dont le héros serait un grand personnage, » se souvient Tezuka. Les spécifications définitives sont jetées sur papier le 20 février 1985, soit six mois à peine avant la sortie définitive de Super Mario Bros. Miyamoto y indique à son équipe : « Améliorez encore les pentes, les ascenseurs, les tapis roulants et les échelles de Donkey Kong, les cordes, les troncs et les ressorts de Donkey Kong Jr. ainsi que les attaques et les mouvements ennemis, les plates-formes gelées et les blocs POW de Mario Bros. »
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’équipe dans son intégralité s’attaque en parallèle à un second chantier de grande ampleur. « Après ces spécifications, je crois que nous avons mis au point ce qui a servi de base à The Legend of Zelda, » se rappelle Miyamoto en septembre 2010. En réalité, les deux projets se nourrissent l’un de l’autre et visent des plates-formes, des émotions et des sensations différentes. « On a commencé à travailler sur Super Mario et The Legend of Zelda en même temps, » indique Tezuka. « Par moments, on se passait des idées d’un jeu à l’autre. Par exemple, vous avez remarqué qu’il y avait des barres de feu dans Super Mario. Eh bien, ces barres ont fait leur première apparition en plein milieu de Zelda. À l’origine, cette idée vient de Zelda. On pensait qu’elle fonctionnerait mieux dans Mario. On l’a donc transférée, » ajoute-t-il. Mario et Zelda ne se parasitent pas, bien au contraire, et les idées se répartissent ainsi entre un jeu de plates-formes à vocation linéaire et un jeu d’aventure volontairement ouvert. Rien ne se perd, tout se transforme pour le triangle d’or.
Avancer à tâtons dans le développement
Shigeru Miyamoto décrit son état d’esprit et sa manière de concevoir les jeux : « Je me suis toujours efforcé de développer les jeux par tâtonnements, en essayant des choses puis en rectifiant le tir, optant parfois pour un point de vue objectif ou d’autres fois en choisissant le point de vue du joueur« . La première étape du développement de Super Mario Bros. consiste à troquer le sempiternel arrière-plan noir de Donkey Kong ou Mario Bros. contre quelque chose de nouveau. « Les concepteurs de jeux vidéo de l’époque voulaient garder un fond noir car c’était moins fatiguant pour les yeux du joueur. Mais j’ai ressenti que les gens commençaient à s’en lasser, » indique Miyamoto. « J’ai donc pensé que ce serait une bonne idée d’avoir un fond d’une couleur primaire qui changerait. On a exploité les capacités techniques de la Famicom au maximum, » ajoute-t-il. « Je me souviens clairement du moment où le ciel bleu est apparu à l’écran, au tout début du développement, » indique Nakago. « À ce moment-là, il n’y avait rien d’autre à l’écran que le ciel bleu, les nuages blancs et le sol, mais cette image ressortait vraiment bien et je me suis dit : « c’est incroyable ! » Je n’avais jamais rien vu de tel. Lorsque j’ai vu cette image, il était assez tard le soir, mais j’ai tout de suite téléphoné à M. Miyamoto pour lui dire, « On a trouvé un truc extraordinaire ! » (rires), » conclut-il.
La conception des niveaux en eux-mêmes est une œuvre commune entre Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka, même si tous les autres acteurs du projet y mettent leur grain de sel. « Shigeru Miyamoto m’avait dit au tout début : « faites en sorte qu’un niveau dure environ une minute. » Mais avec un jeu normal, on pouvait traverser un écran en à peu près une seconde« , rappelle Nakago. « J’ai demandé, « on va vraiment faire autant d’écrans ? » M. Miyamoto m’a répondu, « il va se passer plein de choses entre les écrans, donc vingt écrans devraient être suffisants pour un seul niveau. » À cette époque, je ne comprenais pas ce que M. Miyamoto voulait dire. » Tezuka poursuit : « Au final, on n’a même pas utilisé vingt écrans. » Nakago le confirme, « lorsqu’on s’est mis à créer les niveaux à proprement parler, on n’a eu besoin que de douze écrans environ. Même pour le niveau le plus long, dans lequel on a investi toute notre énergie, on n’avait qu’un total de trente-deux écrans. Et il n’y avait qu’un seul niveau comme ça : tous les autres fonctionnaient avec bien moins d’écrans. »
Nous n’en sommes qu’aux balbutiements des infographies, il faut donc travailler essentiellement à la main. « M. Tezuka ou Miyamoto dessinaient le niveau sur une grande feuille de papier dessin et on devait soigneusement entrer toute les données à la main. Chaque matin, en arrivant au travail, on me remettait environ vingt feuilles de papier et je n’avais plus qu’à me débrouiller avec ça, » explique Nakago. « Ces instructions étaient écrites au crayon. Nous passions nos journées à étudier ces messages et à peaufiner le niveau. Puis, à environ dix heures du soir, lorsque nous avions enfin terminé, nous gravions les données sur la ROM et c’est à ce moment qu’ils jouaient au niveau tous les deux. Puis, s’il y avait besoin de modifications, je les recevais le lendemain. On a procédé ainsi jour après jour, » poursuit-il. Tezuka se souvient de ces incessants allers-et-retours entre le travail sur papier et la mise en forme par la programmation : « M. Miyamoto regardait [les planches] et faisait des commentaires tels que : « Le joueur approchera sûrement de cette manière. Si un ennemi apparaît ici, le joueur partira par là, mais nous ne voulons pas que Mario se cogne la tête là-dessus, donc… » Ensuite, je modifiais ce qui n’allait pas. » Des calques transparents se superposent ainsi parfois aux imposantes planches de dessins, qui viennent rectifier certains passages en ajoutant des blocs ou différents pièges.
Mais les travaux de l’équipe sont aussi dictés par les contraintes technologiques de l’époque. Ces limites vont en réalité exacerber l’imagination des développeurs et les pousser à faire preuve d’un trésor d’inventivité. « Si l’on additionne toutes les données graphiques et les données de programmation nécessaires à Super Mario Bros., on ne disposait que de 40 kilo-octets à exploiter, » explique Miyamoto. « Donc, on se demandait ce qu’on allait bien pouvoir faire et on a soudain pensé : « Et pourquoi pas donner des ailes aux tortues ! Les Koopas se sont vu pousser des ailes ! Je pensais qu’il n’y avait aucune chance pour que ça fonctionne. Mais lorsque nous avons réellement mis des ailes, le résultat était vraiment pas mal ! (rires) Ces tortues sont devenues des Paratroopas« , poursuit-il. Outre le bestiaire en lui-même, ces contraintes sont finalement détournées pour donner de la profondeur au jeu. Ainsi, le mini-château qui conclut chaque niveau est en réalité extrait du premier étage du château final de chaque monde, dans lequel se tapit un boss – on lui retire le rez-de-chaussée, et il n’est donc pas nécessairement de créer deux éléments graphiques différents. « On s’est efforcés de faire des objets qui prennent le moins d’espace possible, » se souvient Nakago. « On utilisait la même image pour les nuages et l’herbe, on en changeait simplement la couleur. Même avec les champignons et les fleurs, on cherchait à limiter le nombre d’octets utilisés. Alors on dessinait la moitié de l’objet et on inversait cette moitié pour l’afficher. C’est aussi vrai pour les étoiles, elles sont symétriques. L’avantage, c’était que l’on pouvait avoir un objet deux fois plus grand en n’utilisant que la moitié des octets, » conclut-il.
Dans l’esprit des développeurs, les plans dessinés sur papier ne sont donc plus que des éléments accaparant plus ou moins d’octets et il faut rivaliser d’ingéniosité pour tenir dans le cadre ainsi imposé, en faisant le minimum de compromis. « À l’époque, nous étions en quête permanente de mémoire disponible. Prenons un exemple : 1 bloc pesait 3 octets, parfois 2. Si nous disposions de 20 octets, nous pouvions mettre 10 blocs, » explique Nakago. « M. Miyamoto nous disait donc : « Je veux mettre 10 blocs supplémentaires », et il les plaçait. Nous nous retrouvions rapidement à court de blocs en agissant ainsi, n’est-ce pas ? Ensuite, M. Kondo se mettait à la composition du générique de fin et je lui demandais : « De combien d’octets avez-vous besoin ? » Il avait dit être capable de réaliser un morceau et de le faire tourner en boucle avec 40 octets. Il restait alors 20 octets et M. Miyamoto nous dit alors : « Faisons une couronne !, » se souvient-il. Shigeru Miyamoto précise « je voulais réaliser une couronne pour récompenser ceux qui avaient au moins 10 vies supplémentaires (rires). » Selon Tezuka, « c’était très amusant. Je venais juste d’être embauché et, plutôt que de suivre bêtement les spécifications, je demandais quelles étaient les limites et je m’amusais à créer à l’intérieur de ce cadre. »
À ce titre, il ne faut pas voir les contraintes techniques comme un nivellement par le bas des possibilités mais bien au contraire comme un défi, un jeu dans le jeu en somme, qui va réellement participer à façonner la série. « Au début, on pensait que la terre, la mer et le ciel constitueraient les niveaux du jeu. Mais à un certain moment on a failli abandonner l’idée du ciel, » se souvient Nakago. « On avait fait à peu près la moitié de ces niveaux où Mario pouvait grimper sur les nuages. Ensuite, en partie à cause des limitations de mémoire, on a abandonné. Mais comme M. Tezuka tenait vraiment aux niveaux dans le ciel, on s’est arrangés pour les ressusciter en leur ajoutant des plantes grimpantes, » poursuit-il. L’anecdote démontre là encore le savoir-faire de l’équipe de Miyamoto en matière de level design, avec le souci d’aiguiller le joueur dans la bonne direction. « J’ai pensé que nous pouvions avoir quelque chose dans l’esprit de Jacques et le haricot magique dans Super Mario. J’ai simplement suggéré que ce serait bien si Mario pouvait grimper le long d’un haricot magique pour atteindre le monde dans le ciel, » continue Tezuka. « M. Miyamoto a ensuite utilisé cette idée et a trouvé cette fonctionnalité qui fait que le joueur doit taper un bloc pour faire pousser la plante grimpante. Mais on n’avait aucun moyen pour faire descendre Mario du ciel. C’est pourquoi, au début, on a pensé qu’on pourrait le faire sauter. Mais en temps normal, personne ne penserait à le faire sauter pour redescendre. On était vraiment embêtés avec ça jusqu’à ce qu’un jeune membre de l’équipe trouve l’idée de mettre des pièces dans les airs…« , conclut-il.
Our princess is in another castle !
Super Mario Bros. sort donc le 13 septembre 1985, soit six mois après les premières spécifications. Un véritable tour de force à en juger par la richesse du contenu et l’ampleur du défi, pour lequel il fallait résolument tout inventer ! Mario sort du cadre inerte et étriqué qui lui tenait lieu de décor jusqu’alors et va tour à tour prendre l’air dans des campagnes vallonnées, parcourir de lugubres souterrains, faire trempette dans des eaux infestées d’ennemis, prendre la voie des airs ou défier le chef des Koopas sur ses propres terres, dans des donjons aux mille pièges. Comme nous l’avons vu, les contraintes techniques dopent la créativité de l’équipe, qui doit faire preuve d’un soin méticuleux pour réinventer sans cesse le challenge sans pour autant paraître répétitif. Pourtant, à y regarder de près, certains niveaux se ressemblent très fortement et relèvent d’un génial copier-coller où il suffit de remplacer quelques éléments pour aboutir à une toute autre ambiance. « Honnêtement, je ne pensais pas qu’autant de joueurs aux quatre coins du monde joueraient à ce jeu, » indique Tezuka. « Mais juste avait de le sortir, on a fait tester le jeu à beaucoup de monde et quand M. Miyamoto a vu comment les gens réagissaient, il a dit : « ça fait exactement pareil qu’avec Donkey Kong ». Je me souviens clairement de M. Miyamoto, qui avait déjà vécu cette expérience une fois avec Donkey Kong, et disait : « ça pourrait devenir énorme,« poursuit-il.
L’accueil est évidemment phénoménal et Super Mario Bros. s’est écoulé à ce jour à 40,24 millions d’exemplaires à travers le monde, sans compter les ventes des versions sur console virtuelle, ce qui en fait l’épisode de la série le plus populaire et le deuxième jeu le plus vendu de tous les temps, derrière Wii Sports. La richesse de son univers malgré les contraintes techniques, la simplicité et la précision des contrôles, son accessibilité immédiate ou la maîtrise du scrolling horizontal ne sont que quelques aspects de ce qu’il a apporté aux jeux vidéo. Il y aura donc clairement un avant et un après Mario, plus personne ne pourra concevoir des jeux vidéo sans se mesurer à cette auguste référence. Quelques années plus tard, Yoshio Sakamoto, l’auteur de Metroid, confirme son statut de mètre-étalon : « Super Mario Bros. a eu un immense impact, rien ne le surpasse. Par exemple le fait que l’on puisse avancer en haut de l’écran, avec seuls les pieds de Mario visibles – la société toute entière a été impressionnée, » indique-t-il en 2003.
S’il ne constitue pas la première apparition de Mario, cet épisode fondateur dans la saga peaufine toutefois son apparence et la manière de le présenter. Shigeru Miyamoto s’occupe ainsi lui-même de dessiner la boîte du jeu, en combinant tous les éléments qui feront le sel des aventures à venir. Dans le panorama du Royaume Champignon, on y voit l’emblématique Mario, un sourire aux lèvres et le « M » dessiné sur sa casquette, avec un poing tendu vers le ciel et un champignon dans l’autre main. La quasi-totalité des ennemis y figurent également, comme les Goombas, les Koopas, les Paratroopas, Lakitu, Bloups, les Frères Marto ou les Cheep-Cheep. Et on retrouve enfin Bowser tenant entre ses griffes la princesse Peach, deux Toads enchaînés à ses pieds. La tutelle de Donkey Kong est définitivement écartée, Mario est désormais au sommet de l’affiche. Mais l’équipe de R&D4 ne peut goûter qu’un court répit, comme l’indique Nakago : « lorsqu’on a terminé notre travail sur Super Mario, M. Miyamoto s’est assuré qu’on garde les pieds sur terre. Il a dit : « Bien sûr, fêtez cette fin de projet, mais je ne vous donne que trois heures après la fin du projet. » Alors on s’est mis à travailler sur Zelda. »
« La rencontre de plusieurs personnalités donne un résultat toujours plus intéressant que si une seule personne s’y était attelée. […] Je pense que nous avons eu la chance de découvrir un genre qui n’avait jamais existé auparavant, et pas seulement les jeux d’action à défilement latéral, mais, tout comme les jeux de tir, quelque chose qui pose les bases même du jeu. Peu importe le nombre de jeux que nous faisons, les gens qui y jouent se disent : « Il n’y a rien de plus drôle que de tomber dans un trou ! » C’est comme si nous refaisions la même chose à chaque fois pour que les gens s’amusent à tomber dans les trous ! »
Shigeru Miyamoto, 13 septembre 2010
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