Figurant parmi les plus illustres sagas du jeu vidéo, la séculaire lutte entre le clan Belmont et le comte Dracula est aussi l’un des titres les plus sombres et innovants de la NES, introduisant la seconde vague de jeux plus « mûrs » de la machine. Mais l’histoire de son développement est jonchée de mystères n’ayant rien à envier à la tanière de l’auguste vampire lui-même.
Né le 12 novembre 1940 à Osaka, Kagemasa Kozuki est toujours resté fidèle à la ville qui l’a vu grandir, un parfait équilibre entre le Japon féodal avec son imposant château d’Osaka, bâti en 1583, mais aussi son colossal quartier d’affaires et son centre culturel qui vit se développer successivement le bunraku et le kabuki, les deux formes traditionnelles de théâtre nippon. En mars 1966, il obtient son diplôme en économie de l’Université Kansai de la ville. À 28 ans, il y crée sa propre entreprise en compagnie d’anciens camarades de classe. Le nom de la société ? Konami, issu de la contraction entre le patronyme de ses trois fondateurs, Kagemasa Kozuki, Yoshinobu Nakama et Tatsuo Miyasako. À ses débuts, l’entreprise est essentiellement un distributeur de cartes à jouer et de machines à sou, avec un service de location et de réparation de jukebox.
Dans les années 1970, les salles d’arcade jouissent d’une grande popularité au Japon et Konami s’engouffre dans la brèche, fort de ses propres réseaux de distribution et de son expertise glanés autour de ces premières machines qu’il commercialise. À partir de 1973, la société produit elle-même des bornes d’arcade et commence à s’intéresser au développement des jeux qui les animent. Il faudra attendre 1981 pour voir apparaître son premier fait d’arme massif : Frogger, un jeu d’arcade culte dans lequel vous deviez aider une grenouille à traverser une rue à grand trafic, rencontre un succès retentissant. Il s’en écoulera plus de 20 millions d’exemplaires à travers le monde, après avoir connu des dizaines de portages sur les plates-formes les plus diverses et encore plus de clones. En novembre 1982, Konami ouvre des bureaux aux États-Unis, en Californie, et vit confortablement des premières recettes de ces jeux d’avant-garde. L’année suivante, les équipes de développement se penchent activement sur le monde de la micro-informatique alors florissant et s’intéressent en particulier aux MSX, un standard unifié d’ordinateurs personnels extrêmement populaires au Japon.
C’est d’ailleurs précisément sur ce type de support que le jeune Hideo Kojima, né en 1963 à Tokyo et entré en 1986 chez Konami en tant que designer, a réalisé ses premières armes. Il a tout d’abord travaillé sur Penguin Adventure, un jeu de plates-formes dans lequel on contrôle un manchot qui court sans cesse sur la banquise afin de trouver une pomme d’or, censée soigner sa princesse. Il faudra attendre 1987 pour le voir œuvrer à la grande saga qui marqua durablement sa carrière, Metal Gear, lui aussi sorti en premier lieu sur MSX2 avant de se voir décliné à la NES. Comme nous allons le voir par la suite, cette saga n’est pas non plus sans rapport avec la série des Castlevania qui nous intéresse ici.
Ancrer les jeux dans la mémoire
Du côté de la firme de Kyoto, les affaires ne faiblissent pas. Affichant un appétit et une ambition toujours plus grands, les équipes des trois centres de recherche & développement de Nintendo, respectivement orchestrés par Gunpei Yokoi (R&D1), Masuyuki Uemura (R&D2) et Genyo Takeda (R&D3), les trois généraux de Hiroshi Yamauchi, rivalisent d’ingéniosité pour donner corps à des produits et des périphériques toujours plus innovants. Affichant une attitude parfois despotique et autant craint par les autres acteurs de l’industrie que par ses propres troupes, Yamauchi gère en effet son entreprise d’une main de fer. La loyauté de ses troupes n’est toutefois pas à démontrer et même si une certaine rivalité les anime pour s’attirer les compliments du saint-patron, qu’il est autant capable de distiller que les réprimandes ou les froncements de sourcil, la volonté d’œuvrer pour le bien commun l’emporte. Et à de nombreuses occasions, les trois généraux et leurs équipes, portées aux nues par l’ensemble de la société, collaborent étroitement pour mener à bien les projets les plus ambitieux. Après le développement de la console elle-même, le moment est précisément venu de se remettre à la tâche et de s’atteler à un nouveau projet d’extension.
Au lancement de la Famicom, les cartouches embarquent des puces NROM (Nintendo Read Only Memory), une mémoire morte qu’il n’est donc plus possible de modifier par la suite. On compte deux puces par cartouche : une pour le programme principal, avec 32 Ko de mémoire au maximum, et une seconde de 8 Ko au maximum que l’on réserve généralement aux sprites, par exemple. Il s’agit là du format et des limites les plus primitives des cartouches Famicom, un domaine largement appelé à évoluer au fil du cycle de vie de la console et sur lequel nous reviendrons au fil de nos articles. Il faut donc ruser pour faire tenir des jeux tout entiers dans cet espace très limité et les développeurs débordent de plus en plus d’imagination, avec des jeux plus longs et plus complexes que les joueurs ne peuvent plus finir d’un seul tenant. Certes, les systèmes de mots de passe permettent parfois de reprendre l’action au cours de la partie mais Yamauchi aimerait asseoir durablement la longévité de sa machine en proposant un système plus moderne encore, paré pour les années à venir. Il charge en particulier les équipes d’Uemura de créer un périphérique supplémentaire pour accroître les capacités de la Famicom. Il impliquera en réalité la plupart des têtes pensantes de Nintendo, tant il aura des répercussions sur le hardware, le software et même la manière de commercialiser les jeux.
Après deux reports successifs, Nintendo met en vente le 21 février 1986 le Famicom Disk System (FDS), un lecteur de disquettes externe qui lève la plupart de ces barrières et introduit un système de distribution plus efficace que celui des revendeurs classiques. Concrètement, l’appareil se loge sous la Famicom et s’accompagne d’une cartouche classique que l’on enfiche dans la machine. Les deux éléments sont reliés entre eux à l’aide d’un câble. La cartouche comprend 32 Ko de ROM pour le stockage de programmes temporaires, 8 Ko de ROM pour celui des sprites et un circuit intégré supplémentaire. Celui-ci fait office de contrôleur pour les disquettes mais intègre aussi un nouveau chipset audio, avec un synthétiseur FM plus riche que celui des cartouches. Vendu quinze mille yens (soit 129 euros actuels, une somme importante pour l’industrie de l’époque et même supérieure au tarif de lancement de la Famicom), le FDS autorise ainsi les joueurs à lancer des titres sur de simples disquettes double-face, qui présentent une capacité totale de 112 Ko. Certains jeux s’étendront même sur deux disquettes, ce qui double encore ces possibilités.
Il fallait donc convaincre les joueurs de remettre la main au porte-monnaie. Le premier argument était justement de taille : avec une capacité plus importante, on promettait des jeux plus profonds et plus engageants encore. Le second était un pari sur l’avenir, un investissement. Les cartouches étaient plus chères à produire que des disquettes et coûtaient aux consommateurs près de cinq mille yens en 1985 (43 euros actuels environ) alors que les nouvelles disquettes du FDS s’échangeaient à deux mille six cents yens. Mieux encore, les disquettes sont par essence réutilisables et si le joueur se lasse d’un titre, il peut donc l’écraser pour installer quelque chose d’autre. Nintendo imagine à ce titre le Disk Writer, une borne spéciale installée chez plus de dix mille centre commerciaux et magasins à travers l’archipel, qui permet de « télécharger » de nouveaux jeux à un tarif moindre, cinq cents yens.
Et tant pis s’il fallait un peu forcer la main des éventuels réfractaires au changement, en indiquant que certains nouveaux titres, parmi les meilleurs, n’existeraient que sur disquette. Castlevania figurait parmi eux.
Tac tac badaboum, me voilà
Intéressé par le succès commercial de la Famicom afin d’asseoir sa réputation déjà acquise dans le domaine des bornes d’arcade et des jeux sur plate-forme MSX, Konami convoite une place parmi les éditeurs licenciés par Nintendo. Kagemasa Kozuki rencontre alors Hiroshi Yamauchi en personne et le convainc des ressources internes qu’il est prêt à consacrer à l’aventure. En avril 1985, Konami figure ainsi parmi la première vague des éditeurs autorisés à développer pour la machine. Parmi les tous premiers projets inédits du genre, l’éditeur frappe un grand coup et s’affaire à l’une des sagas les plus encensées de l’histoire des jeux vidéo. Alors que les jeux de plate-forme, aussi complexes et attachants soient-ils, sont généralement empreints d’une atmosphère policée voire enfantine, Konami imagine un jeu baignant dans le glauque, le gothique et la profusion de sang. On s’apprête précisément à célébrer les quatre-vingt-dix ans du roman Dracula de Bram Stoker et l’équipe de développement y voit le parfait théâtre des aventures du héros.
Alors loin de s’imaginer qu’ils posent les prémices d’une considérable saga comptant près de vingt épisodes sur de multiples supports, les développeurs situent l’action en 1691. Le joueur incarne Simon Belmont, le digne héritier d’une famille de vampire killers et le seul individu capable de défaire le comte Dracula lui-même dans sa tanière grâce à son fouet magique, qui évolue au fil de l’aventure. Capable de sauter, se baisser, gravir des escaliers, utiliser des armes secondaires ou récupérer de multiples bonus, le héros anime l’une des aventures à l’action la plus soutenue de son époque, tout au long des dix-huit niveaux au cours desquels il combat de nombreux boss. Frankenstein, la Momie, la Méduse ou la Faucheuse : tous ces monstres sont des clins d’œil appuyés aux grands films d’horreur classiques et les crédits de fin rendent précisément hommage à Boris Karloff, Max Schreck, Bela Lugosi et surtout Christopher Lee. Le jeu sort le 26 septembre 1986 sur FDS, avec la possibilité de sauvegarder la partie en cours de route. Suite à son immense succès, il est commercialisé directement sur cartouche aux États-Unis et en Europe en 1987 et 1988 – le Famicom Disk System n’ayant jamais franchi les mers de l’archipel nippon bien qu’il s’y soit vendu à plus de quatre millions d’exemplaires, un semi-échec. Il faudra attendre 1993 pour le voir sortir à nouveau sur cartouche au Japon.
Par rapport aux jeux actuels, les équipes de développement sont évidemment très restreintes et les game designers ne sont pas encore de vedettes absolues, à de rares exceptions près. Il est donc ici très difficile d’accorder la paternité de la série des Castlevania à un individu particulier, d’autant plus que les crédits s’amusent à singer les noms d’illustres acteurs, comme nous l’avons vu. La passion pour le cinéma ne s’arrête d’ailleurs pas là pour l’équipe de Konami : le héros Simon Belmont, Shimon Berumondo en japonais, tire directement son nom de notre Jean-Paul Belmondo national. Le remake paru en 2004 sur Game Boy Advance gomme totalement les crédits de fin, ce qui ne nous aide pas davantage. Il faudra attendre une interview menée par John Szczepaniak en 2013 de Masahiro Ueno, le responsable de Super Castlevania IV sur Super Nintendo, pour en savoir un peu plus. S’il confirme n’avoir pas participé directement aux jeux Famicom de la saga (il œuvrait à l’époque sur Track & Field II pour NES), il indique que c’est bien la même équipe qui a été responsable des trois premiers épisodes de Castlevania sur Famicom ainsi que de Metal Gear 2: Solid Snake (l’un des rares épisodes de la saga auquel Hideo Kojima n’a absolument pas participé). Et parmi les crédits de ce dernier titre, le nom du responsable en chef apparaît plus clairement : Hitoshi Akamatsu.
À l’époque, il avait en effet en charge l’un des principaux studios de création de Konami et selon toutes vraisemblances, c’est bien lui qui a créé l’univers de la saga, le design des personnages et les choix artistiques. Il a toutefois totalement disparu de la scène et les nombreuses tentatives pour entrer en contact avec lui se sont jusqu’à présent toutes soldées par des échecs. Les équipes de développement étant plutôt resserrées, avec des programmeurs qui évoluent sur de multiples projets internes à la fois, on peut également attribuer certains aspects de ce titre inaugural à Kouki Yamashita (il a également participé au développement de Contra, en 1987), à Yasuo Okuda (il est directement crédité dans Castlevania III: Dracula’s Curse et dans d’autres projets à succès de Konami, comme Snake’s Revenge, Tiny Toon Adventures, Teenage Mutant Ninja Turtles: Turtles in Time et de multiples versions d’International Superstar Soccer), à Mitsuo Takemoto (il est remercié dans Castlevania III et a participé au développement de Life Force et de Parodius, sur NES), à Nobuhiro Matsuoka (il participe de près ou de loin à tous les titres publiés par Konami entre 1986 et 1995) et à Shinji Kitamoto (il aura également participé au fantastique Knightmare II: The Maze of Galious, en 1987). Keiji Inafune, le producteur et designer de la saga Megaman (parmi d’autres immenses apports au panthéon du jeu vidéo chez Capcom), rappelle dans une interview en 2013 : « à l’époque, tous les programmeurs, artistes, etc. les plus talentueux étaient recherchés, il y avait souvent une règle interne qui stipulait que vous deviez vous présenter dans les crédits avec un nom différent du vôtre, pour que personne ne puisse vous identifier. Tant que vous répondiez à ce critère, vous pouviez faire preuve de folie, et tout le monde en a profité et a apposé sur ses travaux le surnom de son choix. »
Une chose est en revanche certaine : la bande-son si mémorable de la saga a bien été composée par Kinuyo Yamashita, une jeune compositrice née à la fin des années 1960 à Amagasaki et dont il s’agit du tout premier travail. Après avoir commencé le piano à l’âge de quatre ans, elle poursuit une carrière musicale tout en étudiant l’ingénierie électronique à l’Université d’Osaka, la ville où Konami tient précisément ses quartiers généraux. Diplômée en 1986, elle a rejoint l’éditeur où elle est restée durant trois ans, son background lui permettant de mieux comprendre les contraintes matérielles très strictes des jeux vidéo. Elle poursuit ensuite une carrière en freelance, en continuant de composer pour des dizaines de jeux vidéo différents.
Pour Konami, le succès est immédiat et l’éditeur devient à tout jamais l’un des principaux acteurs de l’industrie. En dépit des accords de licence très restrictifs de Nintendo, que nous avons déjà explorés autour de l’histoire de Bubble Bobble de Taito, l’éditeur voit ses profits grimper en flèche : de dix millions de dollars en 1987 ils avoisinent les trois cent millions quatre ans plus tard, alors que le premier épisode sur Super Nintendo doit voir le jour. Aujourd’hui encore, Kagemasa Kozuki dirige le groupe d’une main de fer à l’âge de 75 ans et il est à ce jour le 45ème homme le plus riche du Japon.
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