Donkey Kong Country

Alors que l’annonce des consoles 32-bits et le retard de l’Ultra 64, pardon de la Nintendo 64, semblaient sonner le glas de la Super Nintendo, la firme de Kyoto a su faire confiance à de prodigieux virtuoses anglais pour revigorer sa machine et nous offrir l’un des plus grands chocs visuels de l’histoire des jeux vidéo. Mais il faut dire qu’à la sortie de Donkey Kong Country, l’équipe de Rare n’en est pas à son coup d’essai, encore moins à sa première percée sur le sol japonais : forts d’une très riche expérience, du ZX Spectrum à la NES où ils avaient déjà excellé sur le plan technique, les frères Stamper ont fait des contraintes matérielles la marque de leur incroyable savoir-faire.

11327_frontSi sa longue barbe blanche trahit le poids des années, il est toujours là, au sommet de son légendaire gratte-ciel, surplombant le parterre de héros venus au fil des ans s’inspirer de son prestigieux parcours pour mieux le doubler par la suite. Mais il n’a que faire des trahisons : un sourire espiègle aux babines, il sait qu’il a incontestablement été le premier. Le premier prédateur. Le premier sauveur. Le premier découvreur de talents. Le premier héros. Alors il tourne infatigablement la manivelle de son phonographe, comme pour flatter son oreille de la ritournelle de sa gloire passée, demeurée intacte. Arc-bouté en haut de l’enchevêtrement de poutrelles rouges, le bon vieux Cranky Kong entend toutefois les lourds décibels du ghettoblaster de son petit-fils couvrir peu à peu sa douce musique. La roue tourne et il faut bien se résoudre à passer le relais à la nouvelle génération, plus bruyante, plus dissipée, plus insouciante et avec une soif d’en découdre plus grande que jamais.

Le stand de Nintendo, au CES 1994, fait la part belle à Donkey Kong Country

Le stand de Nintendo, au CES 1994, fait la part belle à Donkey Kong Country

Chicago, Consumer Electronics Show, 1994. Là encore, tout est histoire de transition générationnelle et de tapageuse arrivée impromptue. Dans les travées du salon dédié aux jeux vidéo, les journalistes spécialisés n’ont d’yeux que pour les grands mots-clés de l’époque. Réalité virtuelle, univers 3D, rendu photoréaliste… En conclusion de la conférence de Nintendo, on présente pour la première fois les scènes d’un futur jeu mettant en scène le légendaire gorille. Avec son rendu en simili-3D, ses textures si particulières, ses univers variés mais aussi le grand retour de la mascotte qui avait sauvé Nintendo of America de la banqueroute (relisez l’épopée de Minoru Arakawa à ce sujet), tous les spectateurs pressentent, le cœur serré, qu’ils assistent à la première présentation du Project Reality – le nom de code de ce qui donnera naissance à la Nintendo 64 par la suite. À l’issue de la présentation, lorsqu’on leur annonce que le prototype qu’ils ont vu tourne pleinement sur Super Nintendo, sans puce additionnelle ni accessoire alors que Sega commercialise le 32X à la même époque, un grand silence gagne l’assemblée. Puis une salve d’applaudissements vient le rompre.

Gregg Mayles

Gregg Mayles

« La Nintendo 64/Project Reality était encore en tout début de conception. Quand Nintendo a découvert un tel rendu sur SNES, ils ont vu qu’ils pouvaient allonger le cycle de vie de leur console, jusqu’à ce que la Nintendo 64 soit prête. Lors de la conférence Nintendo du CES 1994, tout le monde pensait qu’il s’agissait du premier projet destiné au Project Reality ! Lorsqu’ils ont appris que cela tournait sur une Super Nintendo, les gens ont été soufflés ! Ce fut un moment si merveilleux que je ne l’oublierai jamais, » se souvient Gregg Mayles, le concepteur de Donkey Kong Country.

La British Touch du jeu vidéo

Chris et Tim Stamper, en 1989

Chris et Tim Stamper, en 1989

Né en 1958 à Ashby-de-la-Zouch, dans le Leicestershire, en Angleterre, Chris Stamper a très tôt contracté une vraie passion pour l’électronique. Alors adolescent, il assemble lui-même son propre oscilloscope. Il entame alors un cursus d’électronique et de physique à Université des Technologies de Loughborough, où il découvre pleinement l’informatique. Ambitieux, il construit son propre ordinateur autour d’un processeur 8-bits RCA 1802 et se fait remarquer par la société Associated Leisure, qui importe des bornes d’arcades japonaises et américaines sur le sol britannique. Son rôle consiste notamment à assurer le service après-vente et à convertir des bornes hébergeant Space Invaders en Galaxian – il faut à chaque fois recâbler les boutons, charger d’autres cartes filles et vérifier que le rendu est bien correct. Le choc fut tel qu’il interrompit prématurément ses études en 1981, avant d’être diplômé, et que son expérience marqua profondément son jeune frère, Tim, de trois ans son cadet. Davantage intéressé par le graphisme et l’animation, il constituera la part artistique du binôme. Leur ami du lycée John Lathbury les rejoint dans leurs premiers progrès.

Blue Print (1982)

Blue Print (1982)

L’un des managers d’Associated Leisure, Norman Parker, a conscience du talent qui sévit dans les rangs de l’entreprise et il convainc le trio de le suivre lorsqu’il crée sa propre société, Zilec Electronics. Il s’agit tout simplement du second éditeur britannique créant et commercialisant des jeux d’arcade originaux, une étape supplémentaire dans le parcours de Chris et Tim qui les séduit fortement. Chris fait alors l’acquisition d’un ordinateur Sinclair ZX80, l’une des premières machines développées sur le sol britannique, et apprend en autodidacte la programmation autour du processeur Z80, en moins de deux ans. L’équipe travaille successivement sur une douzaine de jeux, dont Blue Print, Phantoms II ou The Pit, dont certains intéressent les prestigieux acteurs japonais du monde de l’arcade, en particulier Konami et Sega. Le duo multiplie alors les allers-retours au Japon et se familiarise avec la culture nippone du développement de jeux vidéo et avec les codes du travail dans l’archipel. « Ils ont alors découvert les meilleurs produits du monde, ils ont appris très vite, » se rappelle Norman Parker. « Ils ont acquis une vision très précise de la manière de concevoir les jeux. Ils ont compris qu’un jeu d’arcade devait rapporter de l’argent, qu’il devait immédiatement accrocher le joueur. C’est une leçon importante qu’ils ont apprise à cette époque-là, » poursuit-il. En parallèle, ils se lient d’amitié avec d’autres Occidentaux qui font partie du voyage, en particulier Joel Hochberg, un investisseur originaire de Floride qui avait notamment aidé Nolan Bushnell à sortir Pong.

L'équipe d'Ashby Computers and Graphics au complet, avec Tim Stamper et Carole Ward à gauche, puis Chris Stamper. David Wise est le cinquième à partir de la gauche

L’équipe d’Ashby Computers and Graphics au complet, avec Tim Stamper et Carole Ward à gauche, puis Chris Stamper. David Wise est le cinquième à partir de la gauche et Kevin Bayliss est tout à droite

Mais le marché de l’arcade commence à s’effriter au Royaume-Uni, qui se voit à l’inverse gagné par la fièvre de la micro-informatique. Les frères Stamper et John Lathbury décident de quitter Zilec pour créer leur propre entreprise, Ashby Computers and Graphics. Carole Ward, la petite-amie de Tim qu’il épousera en 1985, rejoint leurs rangs en tant que graphiste et prend en charge toute la paperasse administrative. Ils occupent une petite maison de ville de quatre pièces, à quelques rues de l’épicerie que tiennent les parents Stamper. La société se voit vite renommée Ultimate Play the Game et l’équipe planche dix-huit heures par jour sur le développement de jeux originaux pour ZX Spectrum, l’un des ordinateurs britanniques les plus populaires de l’époque, étant donnée l’expérience de Chris avec le processeur Z80 qu’il intègre. Les premiers succès ne vont pas tarder : Jetpac (mai 1983) est leur première grande réussite, où un astronaute doit assembler les morceaux de sa fusée avant de partir vers une autre planète. Le titre génère plus d’un million de livres sterling de recettes et assure à l’équipe la santé financière suffisante pour entamer des développements plus ambitieux, comme Atic Atac (1983), un jeu d’aventure en vue du dessus, puis Sabre Wulf (1984), où un explorateur doit s’extirper d’un labyrinthe et Knight Lore (novembre 1984) qui reprend le même héros avec son chapeau colonial dans une vue en 3D isométrique particulièrement originale pour l’époque.

Les locaux d'Ultimate, au milieu des années 80

Les locaux d’Ultimate, au milieu des années 80

Chris et Tim Stamper cultivent le culte du secret, alors que les autres développeurs britanniques des années 80 (David Perry, Dino Dini, Peter Molyneux…) se répandent en interviews dans la balbutiante presse spécialisée de l’époque. La rumeur prétend que l’équipe a développé elle-même une station de travail révolutionnaire pour l’époque, autour d’une machine Unix basée sur un processeur 68000 et d’un environnement 32-bits multi-utilisateurs, dont le coût avoisinerait plusieurs dizaines de milliers de livres Sterling. On reconnait un bon ouvrier à ses bons outils, et comme nous allons le voir par la suite, c’est un adage constant dans l’épopée vidéoludique des frères Stamper. Les fenêtres des locaux d’Ultimate sont en permanence occultées par du verre opaque et un panneau « Private: Keep Out » est apposé sur les portes d’un garage qui renfermera bientôt la première Lamborghini de Tim. Le rendu en 3D isométrique de Knight Lore constitue une étape fondatrice pour Ultimate – c’est la pierre angulaire à partir de laquelle Chris et John valident leurs compétences techniques, Tim et Carole leurs talents artistiques et toute la société son savoir-faire marketing, une vraie valeur dans une industrie déjà en proie à une concurrence terrible. Dans une interview de décembre 1987 pour le magazine anglais The Games Machine, les frères Stamper révèlent rétrospectivement l’histoire du jeu : « nous avions fini Knight Lore avant Sabre Wulf mais nous avons compris que le marché n’était pas encore prêt. Parce que si nous avions sorti Knight Lore en premier, nous n’aurions pas réussi à vendre Sabre Wulf. Nous avons donc commercialisé ce dernier, un succès colossal, avant de sortir l’autre titre. »

Un pont vers Kyoto

Knight Lore (1984), avec son rendu en 3D isométrique

Knight Lore (1984), avec son rendu en 3D isométrique

Qui, à l’époque, raisonnait déjà en termes de « marché », « d’attentes » et de « public pas encore prêt » ? Forts de leurs fréquents voyages au Japon au tout début des années 80, les frères Stamper ont très tôt compris qu’il se jouait là-bas une révolution en coulisses, promise à un avenir international alors que le ZX Spectrum restait une machine dont l’engouement chauvin ne dépasserait jamais les frontières du Royaume-Uni. En 1983, ils achètent ainsi la Famicom à Tokyo et l’emmènent en grand secret dans leurs bagages. Tim Stamper se souvient : « cette machine, proposée à ce prix, présentait un potentiel colossal – on l’a observée puis on l’a comparée au Spectrum – le Spectrum était sous les feux des projecteurs, mais la console de Nintendo était incroyable. On a passé huit mois à décortiquer de fond en comble le système – notamment ses puces exclusives, ce qui nous a demandé beaucoup de travail – et on s’est mis à écrire pour la machine. » Après la sortie de Knight Lore, les frères Stamper décident de se détacher progressivement du ZX Spectrum pour gagner de nouveaux territoires, de nouvelles ambitions. Ce qui les attirait tout particulièrement, c’est le système de cartouches de la Famicom : c’était la promesse d’un jeu immédiat, sans bidouille, accessible aux grands débutants comme aux enfants. Sans compter la part infime de pirates, la plaie du business sur micro-ordinateurs.

Les locaux de Rare dans la ferme de Twycross, ici dans sa version la plus moderne en 2001

Les locaux de Rare dans la ferme de Twycross, ici dans sa version la plus moderne en 2001

Sans le moindre kit de développement ni aval de la part de Nintendo, l’équipe apprend ainsi progressivement à travailler autour de la console 8-bits, par ses propres moyens. Mais si le support des cartouches évince les pirates, il complique également l’entrée d’un éditeur sur le marché : il faut impérativement passer par la firme de Kyoto pour envisager de commercialiser de nouveaux jeux sur la NES. Chris et Tim Stamper appellent ainsi leur vieil ami Joel Hochberg à la rescousse ; dans son carnet d’adresses figure un certain Minoru Arakawa, le gendre de Hiroshi Yamauchi mais aussi le responsable de la percée de Nintendo sur le marché américain. Il arrange ainsi une rencontre avec les frères anglais et Minoru Arakawa, séduit par la persévérance, les capacités techniques et le pedigree de Chris et Tim Stamper, leur propose de rejoindre le pool des développeurs pour Famicom. L’équipe saisit l’occasion et l’activité d’Ultimate est revendue à U.S. Gold, un puissant distributeur américain. Embarquant Hochberg dans l’aventure, les frères Stamper et Carole Ward fondent alors Rare Designs of the Future, par la suite abrégé en « Rare ». Ils déménagent et posent leurs locaux dans une ferme de Twycross, dans une atmosphère plus paisible et bucolique, à 14 km d’Ashby-de-la-Zouch où tout a commencé.

Le partenariat de Rare avec Nintendo, Joel Hochberg et Chris Stamper à gauche, Howard Lincoln et Minoru Arakawa à droite

Le partenariat de Rare avec Nintendo, Joel Hochberg et Chris Stamper à gauche, Howard Lincoln et Minoru Arakawa à droite

Mais Chris a essentiellement une expérience autour du Z80 et la Famicom embarque un processeur 6502. Il convainc Dave et Bob Thomas, là encore deux frères anglais reconnus dans le développement sur micro-ordinateurs britanniques (Acorn Atom, Atari 400, Commodore 64…) de les rejoindre dans l’aventure. « Chris nous a confié un PC et il avait construit un appareil capable de transférer le code vers une cartouche insérée dans la console, à travers le port parallèle, » se souvient Dave. « Nous avons ainsi pu tester différents emplacements mémoires pour déterminer comment les graphismes et le son étaient stockés. Il s’agissait véritablement d’essayer d’envoyer des valeurs une par une, pour voir si quelque chose se passait à l’écran !, » ajoute-t-il. Nintendo est séduit par l’ambition des frères Stamper, mais il attend encore d’eux une véritable démonstration technique jouable. Dave et Bob s’occupent ainsi de créer le premier prototype pour Rare : « Nous avons cherché à faire quelque chose de simple autour d’un jeu appelé Space Hunter, un shoot-em-up vertical qui utilisait les capacités de la console en matière d’affichage de sprites et d’arrière-plans, avec quelques effets sonores et de la musique. Nous l’avons envoyé au Japon et après quelques semaines, la bonne nouvelle est arrivée : Nintendo a jugé que nous étions capables de développer pour la console et, ironiquement, ils nous ont alors envoyé la documentation technique !, » se souvient Dave. Space Hunter est ainsi le premier véritable titre développé spécifiquement par Rare pour la NES. Au passage, Rare devient le premier éditeur non-japonais à travailler sur la plate-forme.

Slalom sur NES (1986)

Slalom sur NES (1986)

Mais Chris et Tim ne voient pas l’intérêt commercial d’un tel jeu et remisent la démo au placard. Pour leur premier titre, ils veulent une révolution technique. Ce sera Slalom en 1986, un jeu de ski qui donne la véritable impression de dévaler tout schuss la piste et de fondre vers l’arrière du décor, avec un sentiment de perspective. C’est un vrai succès et le titre s’écoule rapidement à un demi-million d’exemplaires à travers le monde. L’appétit des frères Stamper est insatiable et ils travaillent successivement sur des dizaines de jeux, que ce soit des titres originaux (le jeu de course R.C. Pro-Am, en 1988, l’un de leurs plus grands succès commercial avec 2,3 millions d’exemplaires écoulés, ou encore Cobra Triangle, en 1989, où l’on contrôle un hors-bord et Snake Rattle’n’ Roll, en 1990), des portages de succès multi-plateformes (Marble Madness et California Games en 1989) ou encore des adaptations de licences issues de la télévision ou du cinéma pour de multiples distributeurs, comme Acclaim, Tradewest ou GameTek (Jeopardy!, Wheel of Fortune, WWF WrestleMania, Who Framed Roger Rabbit…). Si l’exercice n’est pas toujours stimulant, ils parviennent toutefois à exprimer toute leur créativité sur certains projets qui portent la marque artistique de l’équipe, comme Battletoads, un beat-em-all considéré comme une réponse au succès des Tortues Ninja à l’époque.

La transition vers l’ère 16-bits

La station Silicon Graphics d'origine de Tim Stamper

La station Silicon Graphics d’origine de Tim Stamper

Fidèle à sa passion pour l’électronique, Chris Stamper met à profit ces années de développement intensif pour plonger plus en profondeur dans le hardware de la console. Bien avant la sortie de la Game Boy, il met ainsi au point, à titre personnel, le premier prototype d’une console portable autour de la NES. Mais à l’aube des années 90, après avoir développé 47 jeux NES et 9 jeux Game Boy, l’équipe de Rare qui s’est considérablement agrandie pressent qu’une nouvelle révolution est en marche. La Mega Drive de Sega est déjà là et Chris Stamper apprend que Nintendo travaille en grand secret autour d’une console 16-bits aux capacités techniques largement supérieures, susceptibles de débrider son imagination fertile. Il tente alors un vrai coup de poker et réinvestit une large partie des gains de Rare dans l’achat de stations de travail Silicon Graphics, de colossales machines coûtant alors près de 80.000 livres Sterling l’unité, capables de calculer les effets visuels stupéfiants qui sont alors légion dans les blockbusters hollywoodiens comme Jurassic Park ou Terminator 2.

Tom Kalinske

Tom Kalinske

À cette époque, Silicon Graphics cherche justement à diversifier son activité et à pénétrer le lucratif secteur des jeux vidéo. Tom Kalinske, président de Sega of America, entend parler de ce projet et cherche à rencontrer les dirigeants de la société. Il découvre ainsi une démonstration technique d’une mini-puce développée par SGI et il est persuadé que cette technologie pourrait révolutionner la console que son groupe développe en grand secret, la Saturn. Il contacte ainsi le PDG de Sega, Hayao Nakayama, et lui explique son engouement. Plusieurs ingénieurs japonais font alors le voyage vers les États-Unis et assistent à leur tour à une présentation. Mais ils ont déjà une idée bien arrêtée de l’architecture de leur future console et revoir tous leurs plans les effraie : ils douchent l’enthousiasme de Kalinske et refusent la proposition. La légende prétend que le président de Sega of America, confus, se soit excusé auprès des dirigeants de Silicon Graphics et leur ait conseillé de contacter un certain … Nintendo. Si ce coup de Trafalgar fait un bon scénario sur le papier, il est certain que Silicon Graphics n’ait pas attendu Kalinske pour entendre parler de la firme de Kyoto.

Genyo Takeda

Genyo Takeda

L’accord est définitivement scellé en 1993 et Silicon Graphics planche donc sur la puce graphique qui équipera la prochaine console de Nintendo, alors connue sous le nom d’Ultra 64. En parallèle, Nintendo apprend que Rare s’est équipé de stations de travail de la marque et, curieux, il dépêche deux émissaires de renom vers la petite ferme de Twycross : il s’agira de Tony Harman, le directeur des achats et du développement de Nintendo of America, et surtout Genyo Takeda, l’une des têtes pensantes de Kyoto (reportez-vous à notre historique de Balloon Fight pour découvrir son parcours). Comme à leur habitude, les frères Stamper n’ont pas laissé les coûteuses stations Challenge dans leur carton et se sont empressés d’étudier leur développement, en se fendant d’une première démonstration technique. Il s’agit d’un simple boxeur en fil de fer modélisé en 3D, avec une animation très réaliste. Les deux hommes sont soufflés par la qualité du rendu mais cette première démo tourne directement sur les stations de travail SGI – conscients du talent technique de Rare, ils cherchent à les mettre au défi et leur demandent de transposer la même démo sur Super Nintendo.

La station utilisée par Tim Stamper pour présenter la démo à Nintendo

La station utilisée par Tim Stamper pour présenter la démo à Nintendo

Deux développeurs s’arrachent les cheveux pendant 48 heures, jour et nuit, pour aboutir à un magnifique résultat : le rendu est quasi-identique et tourne pourtant sur la console 16-bits de Nintendo. Concrètement, Rare a utilisé les stations de travail pour modéliser les images en 3D et calculer les rendus avant de convertir le résultat en sprites classiques – le procédé sera baptisé « Advanced Computer Modelling » (ACM). Shigeru Miyamoto et Genyo Takeda persuadent ainsi Hiroshi Yamauchi d’investir directement dans la société anglaise et Nintendo l’acquiert à hauteur de 25%, avant de monter rapidement sa participation à 49%. Rare devient alors Rareware, un partenaire privilégié de la firme de Kyoto. Steve Mayles, l’un des directeurs artistiques de l’éditeur anglais, vient de boucler Battletoads & Double Dragon sur NES (juin 1993) et se souvient de cette transition : « Nintendo avait vu le rendu d’Aladdin sur Mega Drive, et la qualité des graphismes et des animations balayait tout ce qui se faisait sur Super Nintendo. Après avoir vu notre nouvelle technologie de rendu, ils nous ont dit : « Nous voulons que vous développiez un meilleur jeu qu’Aladdin en utilisant Donkey Kong. »

Réécrire un univers simiesque

Steve Mayles

Steve Mayles

Les frères Stamper réunissent alors douze personnes pour travailler à temps plein sur le projet, la plus grosse équipe de l’histoire de Rare. Né le 29 avril 1971 à Coalville, à une dizaine de kilomètres d’Ashby-de-la-Zouch, Gregg Mayles en prend la tête. Il est alors directeur de la création et a commencé sa carrière en travaillant autour de Battletoads. Accessoirement, puisque tout est décidément une histoire de fratrie chez Rare, il est le grand frère de Steve Mayles. Mais les jeux d’origine mettant en scène le gorille étaient statiques, autour d’une succession d’écrans uniques, ce qui ne se prête pas réellement à une transposition de la technologie de modélisation 3D. Tout restait donc à (ré)inventer. Gregg Mayles se souvient de cette phase créative : « Shigeru Miyamoto nous a admirablement laissé une grande liberté. Si j’avais créé moi-même le personnage, j’aurais demandé à ce que l’on me rende des comptes quotidiennement. Il nous a littéralement offert l’un de ses héros, et nous avons changé totalement son look« .

Kevin Bayliss

Kevin Bayliss

Mais les frères Stamper travaillent depuis suffisamment longtemps avec les Japonais pour savoir que, même si ces derniers leur vouent une certaine admiration, ils auront toujours la volonté de contrôler minutieusement la copie des Anglais. Le premier chantier consiste à redessiner Donkey Kong puis à le passer à la moulinette de l’ACM. Miyamoto envoie quantité de dessins et de documents sur les singes ou les tonneaux à Steve Mayles, Kevin Bayliss et Tim Stamper, les trois responsables principaux des graphismes et de l’animation. Depuis Kyoto, il a plutôt en tête un remake cartoonesque de son héros d’origine. Mais Kevin Bayliss préfère moderniser le héros pour mieux marquer la différence, tant au niveau de la technologie que du gameplay. C’est de là que nait cette idée de généalogie : Cranky sera finalement le Donkey Kong de 1981, prêt à passer le relais à sa jeune progéniture. Steve Mayles a ensuite la délicate tâche de modéliser en 3D les premiers croquis de Kevin Bayliss. Nous sommes à l’été 1993 et le projet commence à prendre vie.

Un schéma préliminaire signé Shigeru Miyamoto

Un schéma préliminaire signé Shigeru Miyamoto

L’ampleur de la tâche est énorme : il faut encore animer le personnage, créer son environnement et imaginer le gameplay. Par une après-midi ensoleillée, l’équipe a l’idée de se rendre dans le zoo de Twycross pour étudier le comportement des gorilles. Le musicien David Wise, qui officie à Rare depuis ses débuts et qui avait déjà signé la bande-son de Slalom, est de la partie et tente d’enregistrer les cris des animaux. Mais c’est la douche froide : les singes n’ont pas de mouvements particulièrement intéressants pour un jeu vidéo, si l’on cherche le réalisme, et ils ne s’expriment véritablement que lorsqu’ils mangent. Steve Mayles se souvient : « nous avons filmé des singes au zoo local, mais les images étaient inexploitables. Ils ne couraient pas beaucoup et jamais dans une belle ligne droite !« . L’équipe décide finalement d’intégrer les mouvements d’autres animaux à leur réflexion, notamment le galop du cheval. Cette étude animalière préliminaire conduira également à la création de tous les compagnons sauvages de Donkey Kong. « Le rhinocéros est arrivé assez tôt et comme c’était assez amusant, on a décidé d’en créer d’autres. D’ailleurs, c’était plus sûr de ne pas grimper sur Winky la grenouille, elle était la cause de nombreuses morts prématurées, » indique Mayles.

La conception du gameplay

La conception du gameplay

Au niveau du gameplay pur et dur, l’équipe confie s’être très largement inspirée des meilleures créations de Nintendo. Il apparaît donc clairement dès le début que Donkey Kong Country se doit d’être un jeu de plates-formes à défilement horizontal. « Pour moi, Super Mario Bros. 3 était la quintessence absolue du jeu de plates-formes 2D. Nous souhaitions le même type de structure, mais nous la voulions également extrêmement fluide – un joueur habile devait pouvoir se déplacer sans effort à travers les niveaux, à très grande vitesse. Les niveaux ont été minutieusement créés pour que le joueur passe du premier coup les obstacles. Voir un joueur virtuose avancer d’une traite sur des niveaux comme Canyon du Tonneau à Canon en est probablement le meilleur exemple. Si vous minutez tout correctement, vous pouvez traverser les niveaux avec efficacité et de manière impressionnante, » explique Steve Mayles. Puisque l’univers de Super Mario Bros. 3 et Super Mario World est constellé d’environnements très différents, il en sera donc de même pour Donkey Kong Country, avec des inspirations très précises. Les niveaux dans les cimes d’arbres sont une œillade appuyée aux maisons des Ewoks du Retour du Jedi, les passages dans les chariots sont une référence à Indiana Jones et le Temple maudit. Gregg Mayles est par ailleurs un passionné de l’univers de la piraterie et décline de nombreux éléments issus de ce monde aux ennemis, aux galions ou à la conception de certains monstres comme les crocodiles… ou les Kremlings, issus d’une production précédente de Rare à la Monkey Island, finalement abandonnée.

Le bureau de Gregg Mayless

Le bureau de Gregg Mayles

Pour composer les 40 niveaux et définir minutieusement l’emplacement idéal de chaque obstacle, l’équipe dessine directement sur des Post-it qu’ils peuvent ainsi déplacer à loisir. La création des décors est un vrai casse-tête. Ainsi passés à la moulinette de l’ACM, certains éléments des arrière-plans sont si volumineux qu’ils dépassent la taille de la cartouche entière ! C’est Tim Stamper lui-même qui s’y colle, en découpant soigneusement les éléments et en jouant sur leur répétition pour donner l’impression d’une plus grande diversité, tout en restant dans un volume de données acceptable. Là encore, c’est un travail d’orfèvre : il faut déplacer les éléments à la main, tester inlassablement le rendu et le gameplay, corriger… Pour autant, le développement complet dure dix-huit mois, ce qui apparaît relativement peu en regard de la qualité atteinte. « Il y avait de toute évidence une pression constante ; quoi qu’on fasse, ce n’était jamais assez bon et nous devions revenir en arrière, itérer, améliorer, et nous escrimer pour que tout soit encore mieux. C’était une volonté de Tim Stamper. J’essayais constamment d’améliorer les choses, avec toutes ces couches de parallaxe et la quantité d’éléments graphiques qu’on devait caser dans la RAM vidéo, » se souvient Steve Mayles.

La marque de fabrique de Rare

Donkey Kong CountryTim Stamper et Gregg Mayles font le voyage à Kyoto pour présenter la première version du jeu à Nintendo. Miyamoto reste emballé par le rendu global, mais Gunpei Yokoi est circonspect quant aux graphismes, qui offrent un effet « trop 3D ». L’éditeur japonais souhaite par ailleurs réduire globalement la difficulté, pour le rendre plus accessible, tout en utilisant les niveaux secrets et les bonus pour contenter les hardcore gamers. Le père de Donkey Kong songe alors à ajouter la fameuse cravate rouge au gorille ainsi que les mouvements de frappe au sol. La naissance de Diddy Kong est en revanche une pure création de Rare. Puisque les décors ont été si soignés et que les effets visuels sont époustouflants, l’équipe pense qu’il serait dommage de les gâcher par l’affichage permanent d’un nombre de points de vie – Donkey Kong ne peut en effet pas perdre dès la première collision avec un ennemi, difficulté réduite oblige. Diddy Kong correspond donc tout autant au « second point de vie » du gorille principal qu’à la notion de champignon, omniprésente dans l’univers de Mario : on le débloque en faisant exploser un tonneau, comme on récupérait le champignon en cassant des briques auparavant. Nintendo conseille tout d’abord de moderniser la figure de Donkey Kong Jr. mais Gregg Mayles insiste pour créer un personnage fondamentalement nouveau, pour prolonger la notion d’héritage et de modernité. Plusieurs noms sont avancés, comme Diet DK, DK Lite ou Titchy DK mais c’est finalement Dinky Kong qui est retenu. Pour une question de droits, le jeune alter-ego s’appellera définitivement Diddy Kong. On décline alors la dynastie des Kong à d’autres personnages, au-delà de Cranky, comme Candy Kong, la fiancée de Donkey, ou son cousin Funky Kong.

David Wise

David Wise

La bande-son est un autre domaine dans lequel Rare exerce les pleins pouvoirs. David Wise est jusqu’à présent le seul compositeur chez Rare, il a d’ailleurs officié sur la quasi-totalité des titres que l’éditeur a signés pour la NES. « J’avais l’impression qu’une des équipes japonaises de Nintendo allait réaliser la musique, » se souvient-t-il. « Tim m’avait dit qu’il avait besoin d’une démo de ma part, et finalement j’en ai fait trois différentes. Il les a toutes appréciées et m’a demandé de les mettre ensemble. C’est ce qu’on entend à l’ouverture du niveau de la jungle. Rare a envoyé la démo, et quelqu’un de chez Nintendo a dû apprécier également, puisqu’on nous a demandé de réaliser toute la bande originale du jeu, » conclut-il. « Être soumis à des contraintes n’est pas toujours quelque chose de mauvais, ça concentre vos efforts et vous fait cogiter, » ajoute Gregg Mayles. « Je me suis juste concentré pour tirer au mieux profit de l’incroyable puce sonore de la Super Nintendo, qui pouvait jouer des échantillons sur huit canaux. Après la NES, qui était en substance une sonnette musicale, bénéficier de huit canaux, c’était Noël ! Mais c’était minuscule, avec tout juste 64 Ko de mémoire. Tout a été codé à la main, il n’y avait pas de MIDI ou quoi que ce soit, » indique Wise.

dkc2_tnJusqu’à la musique, c’est donc encore un travail d’orfèvre pour faire tenir les mélodies inoubliables dans la cartouche, aux côtés des ambitieux graphismes. Le morceau Aquatic Ambiance, que l’on entend lorsque Donkey Kong nage, a ainsi demandé cinq semaines de programmation pendant lesquelles David Wise devait tester manuellement la saisie de valeurs hexadécimales. Poussant dans ses retranchements la puce sonore SPC700 de la Super Nintendo, le musicien a ainsi tenté de reproduire les sonorités du synthétiseur Korg Wavestation, en répétant des plages planantes avec des fondus pour sans cesse donner l’impression de se renouveler. Wise a également largement travaillé autour des percussions, en enregistrant de véritables instruments afin de les synthétiser.

Retour au CES de 1994, le jeu est prêt. Au-delà de la présentation dont nous avons parlé en préambule, le stand de Nintendo fait la part belle à son singe revigoré, certain qu’il détient là une arme absolue face à la montée en puissance de Sega ainsi qu’une vraie solution pour temporiser la sortie de la Nintendo 64 alors que les consoles 32-bits pointeront leur tête dans quelques semaines. L’éditeur consacre un budget de 3,76 millions de dollars pour assurer la promotion de Donkey Kong Country, rien qu’aux États-Unis – une somme faramineuse, bien au-delà des standards du moment. Un partenariat avec Kellogg’s est signé pour faire figurer le singe sur toutes les boîtes de céréales, un dessin animé est réalisé et même un menu chez McDonald’s est envisagé. Nintendo of America réalise une cassette vidéo de dix-sept minutes, Donkey Kong Country: Exposed, sur les coulisses du développement et elle est envoyée à tous les abonnés du magazine Nintendo Power. En France, c’est Nintendo Player qui la distribue dans son numéro 25, en novembre 1994, fêtant ses trois années d’existence. Matt Murdock (Patrick Giordano), qui prête d’ailleurs sa voix à la version française, l’introduit : « cette K7 vidéo n’est pas une opération promotionnelle de plus. Elle est l’ultime preuve du choc que va produire Donkey Kong, aussi bien dans le monde des jeux vidéo, que chez le grand public. À l’heure où tout le monde ne parle plus que de surenchère d’images 3D, de nouvelles technologies, de consoles du futur et de graphismes réalisés sur les ordinateurs les plus performants de la planète, Nintendo nous sort la carte que personne n’attendait : un jeu sur 16-bits qui a la classe, la beauté, l’originalité et le côté novateur des meilleurs jeux CD-ROM. » On connaît la suite : Donkey Kong Country est un choc retentissant et s’écoule à 9,3 millions d’exemplaires, soit la troisième meilleure vente de l’histoire de la console après Super Mario World (20,61 millions) et Super Mario All-Stars (10,55 millions). Les deux épisodes qui suivront, Donkey Kong Country 2: Diddy’s Kong Quest et Donkey Kong Country 3: Dixie Kong’s Double Trouble! se hissent à la sixième et la dixième place.

Tim et Chris Stamper en 2016, lors de la création de la société FortuneFish de leur fils et neveu, Joe Stamper

Tim et Chris Stamper en 2016, lors de la création de la société FortuneFish de leur fils et neveu, Joe Stamper

Et puisque décidément tout est affaire de transition, d’héritage et de passage de relais dans l’histoire du développement de Donkey Kong Country, terminons par une note heureuse. Tim Stamper et Carole Ward ont eu un fils, Joe, qui figure d’ailleurs aux crédits du jeu Super Nintendo en qualité de testeur. Et en 2016, il fonde à son tour son propre studio de développement, FortuneFish. Son premier titre, sorti il y a quelques mois ? Kroko Bongo, un jeu de plates-formes pour appareils mobiles où l’on doit se déplacer au son de la musique, dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler le travail de son père et de son oncle. La farce est forte, dans cette famille.

 

 

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Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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