Ice Climber

Enfilez votre parka, les premiers frimas se font sentir dans l’univers de la NES – non pas que les ventes de la console attendent un quelconque dégel en ce mois de janvier 1985, bien au contraire, mais Ice Climber vous met dans la peau de deux sympathiques eskimos et il vaut mieux vous équiper pour combattre en leur compagnie morses et ours polaires et gravir les monts enneigés. Intuitif et prenant, le titre est aussi l’occasion de revenir sur l’apport du département R&D2 orchestré par Masayuki Uemura et de ses multiples développeurs talentueux.

02-ice_climberLes temps sont durs sur la banquise. Non seulement, cet anorak à l’épaisse capuche en fourrure réduit considérablement votre champ de vision, mais en plus les rations de légumes viennent à manquer, la faute à un infâme condor qui n’a rien trouvé de mieux que de subtiliser lesdites victuailles et de les entreposer tout en haut de la montagne. Pour parachever le tout, un développeur a malicieusement tiré parti de sa position démiurgique pour découper ces sommets escarpés en des dizaines de strates superposées qui, à l’instar des étages d’un gratte-ciel dont l’ascenseur est en panne, va vous coûter de précieux efforts pour les gravir. Heureusement équipé d’un maillet et capable de sauts prodigieux, vous êtes en mesure de monter ces niveaux un à un pour récupérer vos réserves de nourriture. À moins qu’un yéti, un morse ou un ours ne vienne entraver votre progression, dans un geste purement gratuit qui laisse à penser que les condors seraient au fond de vils corrupteurs d’animaux polaires. L’enquête n’a à ce jour pas porté ses fruits (ce qui, avec ces légumes, aurait constitué un repas franchement plus équilibré, vous en conviendrez).

Gunpei Yokoi et Shigeru Miyamoto

Gunpei Yokoi et Shigeru Miyamoto

Nous l’avons vu à travers l’histoire du développement de Balloon Fight, le début des années 1980 et toutes les premières années de la NES sont marqués par une énergie créative frénétique, incarnée par les trois généraux directs de Hiroshi Yamauchi : Gunpei Yokoi, Masayuki Uemura et Genyo Takeda. Répartis dans autant de centres de recherche et développement, ils façonnent les multiples aspects de la console de Nintendo, de son fantastique catalogue de jeux et des sagas indémodables qui changeront à jamais le visage des jeux vidéo. Tous trois ingénieurs de formation, Yokoi, Uemura et Takeda sont la matière grise de la firme de Kyoto et Yamauchi leur attribue donc à chacun la gestion d’une équipe, pour canaliser le génie créatif des troupes et orchestrer de multiples projets menés en parallèle.

Les troupes en ordre de bataille

Hiroshi Yamauchi

Hiroshi Yamauchi

Doyen de ce triumvirat, Yokoi prit la tête de R&D1. Puisqu’il est un inventeur de génie et un passionné d’électronique, ayant notamment mis au point les Game & Watch et la Game Boy, on considère souvent que son apport se cantonnait au hardware. C’est en grande partie faux, sous sa houlette le groupe R&D1 développa en réalité les plus grandes sagas de Nintendo, comme Metroid, un trésor de narration et d’inventivité – on peut donc considérer que, s’il présente bien un intérêt très appuyé pour les composants et le matériel, c’est pour mieux imaginer des moyens de l’abstraire et de le rendre transparent afin que les créatifs puissent exprimer en toute liberté leur talent. À ce titre, il n’est pas étonnant que ce soit à lui que Hiroshi Yamauchi ait confié le jeune Shigeru Miyamoto débutant, pour l’orienter et le chapeauter dans le développement de sa première œuvre, Donkey Kong.

« Même si un jeu vidéo n’a pas la puissante suffisante pour afficher des éléments graphiques très élaborés, je pense que c’est votre imagination qui a le pouvoir de transformer ce sprite à peine reconnaissable appelé « fusée » en une étonnante, puissante et « réaliste » fusée. »
Gunpei Yokoi, 1997

Masayuki Uemura

Masayuki Uemura

Par son passé chez Sharp, spécialiste des puces et composants, Masayuki Uemura et son pôle R&D2 sont naturellement davantage en charge du matériel en lui-même et de ses périphériques. L’histoire prétend que la console 8 bits de Nintendo, qui répondait alors au nom de code « GameCom », s’est finalement appelée Famicom sous la suggestion de la propre femme d’Uemura, qui voulait souligner le fait que toute la famille puisse y jouer. Il est à l’origine de nombreuses décisions-clés dans le développement de la console, comme l’architecture du système en lui-même, le design de la manette ou le fait que les cartouches embarquent deux puces ROM (CHR-ROM et PRG-ROM, voir notre histoire de Castlevania II: Simon’s Quest à ce sujet). « Avec les jeux, vous ne créez pas de données vous-mêmes – vous utilisez celles créées par quelqu’un d’autre – et vous n’avez donc pas vraiment besoin de RAM, mais plutôt de ROM. Avec les ordinateurs, c’est l’inverse : vous avez besoin de RAM pour créer des données. Nous avons d’emblée conçu la machine avec ce principe de puces mémoire modulaire et de mappage, » indique-t-il à US Gamer en 2015. « Nous avons également choisi d’investir des ressources considérables dans la puce audio de la machine. À l’époque, les jeux n’émettaient que des bips et des bops, parce que vous n’entendez rien dans une salle d’arcade de toutes manières. Jouer à la maison, loin de la cacophonie des salles, cela voulait dire que des sons simples et répétitifs seraient aussi plus irritants, » ajoute-t-il. Le groupe R&D3 de Genyo Takeda, quant à lui, aura notamment en charge le développement de puces de nouvelle génération, les MMC, qui viennent encore étendre ces capacités mémoire et sonores.

« La Famicom était conçue dès le départ avec les composants capables d’afficher un scrolling horizontal, comme celui que l’on retrouve dans un jeu Super Mario Bros. Mais l’un des meilleurs aspects d’un tel système, c’est que si l’on était enthousiaste à l’idée de fabriquer quelque chose de nouveau, on l’a surtout confié à des gens pour qu’ils créent des jeux dessus. Ils ont relevé le challenge, en se disant, « Je vais fabriquer quelque chose qui n’a jamais été conçu par le créateur du système, » j’ai vraiment été époustouflé par les résultats qu’ils ont pu atteindre. »
Masayuki Uemura, 2015

Un développement transverse

06-ice_climberPar essence, l’équipe d’Uemura verse donc aussi dans le développement logiciel, l’autre face de cette même pièce puisqu’il fallait bien concevoir le système d’exploitation et les différentes bibliothèques de développement pour communiquer avec le hardware et lui donner vie. R&D2 est ainsi l’un des groupes les plus imposants au sein de Nintendo, il comptera plus de soixante-cinq employés à lui seul dans la seconde moitié des années 1980, dont de nombreux développeurs qui auront en particulier en charge d’adapter les grands succès de l’arcade en jeux Famicom. On sait que Hiroshi Yamauchi aimait entretenir une saine émulation au sein de ses groupes de recherche & développement, en les poussant au maximum pour que la concurrence dans leurs rangs donne naissance à des produits d’une qualité exceptionnelle, susceptible d’attirer à leurs concepteurs les louanges du patron. Mais certains projets exigent un regard transverse et impliquent plusieurs équipes. Ice Climber est l’un d’entre eux.

Tadashi Sugiyama

Tadashi Sugiyama

Né le 15 avril 1959, Tadashi Sugiyama est un jeune illustrateur lorsqu’il rejoint les rangs de Nintendo en 1983. Il figure parmi la petite équipe de créatifs initiée à l’arrivée de Shigeru Miyamoto et l’assistera d’ailleurs dans de nombreux projets par la suite, comme Zelda II: The Adventure of Link ou Super Mario Bros. 2 (la version occidentale) pour lequel il officie même en tant qu’assistant directeur. Toujours en poste chez Nintendo aujourd’hui, il sera impliqué dans de nombreux succès immenses de la firme de Kyoto, comme Super Mario Kart (1992), qu’il viendra même diriger, The Legend of Zelda: The Wind Waker (2002) ou Wii Fit (2007). Travaillant en étroite collaboration avec Miyamoto, il est même à l’origine du système de connectivité entre la Game Boy Advance et la GameCube.

De gauche à droite, Don James, Hiro Yamada, Mark Haigh-Hutchinson, Shigeru Miyamoto et Kenji Miki, en 1996

De gauche à droite, Don James, Hiro Yamada, Mark Haigh-Hutchinson, Shigeru Miyamoto et Kenji Miki, en 1996

Sous la tutelle de Masayuki Uemura, Kenji Miki est le directeur et coordinateur principal de R&D2 depuis son entrée dans la société, en 1982. Pour offrir à la console l’un de ses premiers titres, il imagine un jeu au scrolling vertical, s’inspirant en partie du design de Donkey Kong sur Game & Watch avec son écran large, dans lequel Mario doit sans cesse monter plus haut. Dans cette production, il cherche à se diversifier par rapport aux « simulations » de sport qu’on lui avait confiées jusqu’alors, comme Baseball (1983), Golf (1984) et Pinball (1984). Il connaîtra lui aussi un rôle de premier plan chez Nintendo jusqu’à son départ en 2009, en gérant de multiples projets comme Goldeneye 007 (1997), Mario Party (1998), Super Smash Bros. (1999) ou Paper Mario (2000). Il sera en partie responsable du « Super Mario Club », cette équipe de développement interne chargée de l’assurance qualité, qui traque les bugs des titres directement développés par Nintendo.

09-ice_climberPour donner corps à son concept de jeu ascensionnel, Uemura lui propose de faire appel au jeune Sugiyama. Il s’agira donc de sa première réelle contribution au design d’un jeu et à la conception des personnages : il esquisse ainsi sur papier la silhouette de Popo et Nana, les deux eskimos d’Ice Climber. L’un vêtu d’une parka bleue et l’autre d’un manteau rose, le couple traverse des niveaux peuplés de yétis ou de créatures polaires, en se frayant un passage à grands renforts de maillets. Le jeu intègre d’autres innovations propres à Shigeru Miyamoto, comme ces plates-formes mouvantes qui évoquent des nuages et pour lesquelles il faut réaliser un saut millimétré afin de les atteindre – on assiste à un défi similaire dans Donkey Kong Jr..

Kazuaki Morita

Kazuaki Morita

La programmation est assurée par Kazuaki Morita et il s’agit là aussi de sa première contribution à un jeu vidéo. « Le premier jeu que j’ai programmé, Ice Climber, est mon échauffement sur NES, j’ai ensuite plongé dans la tâche fascinante de travailler sur le code de Super Mario Bros. C’était un projet qui m’avait beaucoup effrayé à l’époque, il m’a réellement appris l’importance d’un code sans faille, » confie-t-il au magazine Nintendo Power en 2005. « Mes humbles débuts en programmation remontent avant Ice Climber. Lorsque j’étais jeune, aucune école – ou tout du moins, je n’en connaissais pas – ne proposait des cours de programmation. J’ai donc tout appris par moi-même. Dans la vie, vous ne savez jamais comment les choses du passé vont se révéler décisives lorsque vous grandissez. J’étais bon en maths, mais pas vraiment dans les mathématiques abstraites et conceptuelles. Cette aptitude pour les maths concrètes m’a probablement orienté vers la programmation, qui revient précisément à concrétiser les choses, » conclut-il.

S’il n’a réellement connu qu’un seul et unique épisode, Ice Climber est donc ce tour de chauffe commun à de nombreuses sommités de Nintendo, qui s’illustreront à de nombreuses reprises dans les titres les plus emblématiques de l’éditeur. Outre son apport à Super Mario Bros. qu’il évoque dans l’interview précédente, Kazuaki Morita officiera également à la programmation de The Legend of Zelda (1986), Zelda II: The Adventure of Link (1987), Super Mario Bros. 3 (1988), Super Mario World (1990) et The Legend of Zelda: A Link to the Past (1991) jusqu’à diriger l’équipe de programmation de l’ensemble des épisodes suivants de la saga de Link.

« Le rôle du programmeur est de développer les idées et les designs créés par le designer du jeu. En d’autres termes, il est de notre devoir de suivre le plan conçu par l’architecte et de construire le bâtiment. À l’époque de la NES, le designer et le programmeur travaillaient côte à côte, discutant en permanence du design du jeu, et le programmeur essayait de programmer le design dans la foulée, pendant que le designer le regardait faire. Vous imaginez la pression ! »
Kazuaki Morita, 2005

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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