Contra III: The Alien Wars

Quoi de plus normal que d’entamer notre tour d’horizon des jeux culte de la Super Nintendo par un titre à l’action pure et dure, mâtiné d’effets spéciaux spectaculaires, qui montre à quel point la console est surmusclée par rapport à son édition précédente ? C’est une habitude qu’il faudra prendre : après plusieurs années de bons et loyaux services de la NES, pendant lesquelles les principales séries des jeux vidéo se sont installées, la Super Nintendo va tour à tour les revisiter, les sublimant de ses magnifiques caractéristiques techniques. Contra en est l’exemple parfait, avec sa mise en scène dynamisée à grands renforts d’effets pyrotechniques. Dans ce premier épisode des 21 jeux accompagnant la sortie de la Super Nintendo Mini, nous revenons sur la genèse de la console et sur ses principaux apports au panthéon vidéoludique.

Contra IIISeconde moitié des années 80. La Famicom est confortablement installée sur tous les continents et sa formidable ludothèque, tout autant reconnue pour ses aventures épiques (Zelda, Final Fantasy…), ses jeux de plates-formes mettant notre dextérité à rude épreuve (Super Mario, Mega Man…), ses jeux de réflexion (Tetris, Dr. Mario…) et ses univers si particuliers (Castlevania, Metroid…), fait l’unanimité. Si tous ces titres consacrent la créativité et le talent de grands artistes, ils doivent également tout leur intérêt à des programmeurs de génie capables de tirer le meilleur parti des ressources spartiates de la machine. Auteurs de véritables tours de force, ils participent ainsi au même effort créatif que les illustrateurs ou musiciens auxquels on songe plus classiquement et dans ces équipes de pionniers à l’effectif très réduit, leur rôle ne se borne jamais à pisser des lignes de code – ils contribuent tout autant à définir le gameplay qu’à parfaire la jouabilité ou à offrir aux joueurs des sensations toujours plus innovantes. Ce sont donc, à tous ces titres, de vrais artistes eux aussi.

La PC Engine

La PC Engine

Mais voilà : après plusieurs années à s’être torturé les méninges pour repousser les limites techniques de la plate-forme, ils doivent bien se rendre à l’évidence. Pour aller plus loin et réinventer fondamentalement notre manière de jouer, il leur faut davantage de ressources. Il s’agit aussi d’étancher leur propre soif créative : avec son processeur 6502, ses 2 Ko de RAM (extensibles grâce à des puces supplémentaires implantées dans les cartouches), sa définition de 256×240 pixels, sa palette de 53 couleurs et ses 64 sprites affichables simultanément à l’écran, la Famicom montre clairement ses limites. Nintendo laisse pourtant ses concurrents directs entrer en ordre de bataille. La PC-Engine de Nec et Hudson Soft sort ainsi le 30 octobre 1987 (la Famicom accuse alors quatre ans d’existence) et même si elle comprend une version remaniée du même CPU 6502, elle se démarque nettement par les prétentions graphiques de son GPU 16 bits, capable d’afficher une définition de 565×242 pixels avec une palette de 512 couleurs. Nec est déjà un géant de l’industrie japonaise et détient à lui seul 50% du marché des PC sur le sol nippon, en particulier le PC-8801 sur lequel tous les développeurs de l’archipel ont fait leurs premières armes. À la même époque, Hudson Soft est un puissant éditeur fondé le 18 mai 1973 et compte notamment dans ses rangs Shinichi Nakamoto, un formidable créateur qui est en particulier à l’origine de la série des Bomberman. Et comme nous le verrons par la suite, son histoire n’est pas étrangère à celle de l’autre éditeur qui nous intéresse aujourd’hui, Konami.

La Mega Drive

La Mega Drive

Presque un an jour pour jour après le lancement de la PC-Engine, Sega sort la Mega Drive le 29 octobre 1988 au Japon et compte bien capitaliser sur sa solide expérience en matière de jeux d’arcade. Elle embarque un processeur 16 bits Motorola 68000, qui équipe notamment l’Atari ST ou l’Amiga 500, et constitue ainsi sur le papier l’une des machines les plus puissantes de l’époque. Au-delà du pur aspect technique, c’est un choix qui est susceptible de rassurer tous les développeurs occidentaux, rompus à la programmation sur ces machines : Paul Cuisset, par exemple, le célèbre auteur français de Flashback, confirme que la version Mega Drive de son titre culte fut la première édition envisagée. Bien que Nintendo ait clairement implanté sa Famicom à travers le monde et que son système d’éditeurs licenciés lui assure d’incomparables revenus, la firme de Hiroshi Yamauchi sait qu’il lui faut rebattre le fer pour confirmer son hégémonie.

Le pari de la Famicom 2

Les publicités annonçant la sortie de l'Ultra 64 en France

Les publicités annonçant la sortie de l’Ultra 64 en France

En réalité, Nintendo ne s’est pas laissé déborder sur sa droite. Un peu moins de deux mois avant la sortie de la PC-Engine au Japon, la société annonce le 8 septembre 1987 à la presse japonaise la commercialisation imminente d’une nouvelle console. Mais dans les faits, même si le chantier est évidemment bien sur des rails, on assiste à l’une des premières spécialités de la firme : tenter de couper l’herbe sous les pieds des concurrents par un vaporware marketing et stratégique (vous souvenez-vous des publicités « Si vous voulez absolument pleurnicher dans quelques mois, exigez une 32 bits pour Noël » ou « Le 25 décembre, si un cadeau ressemble à une 32 bits, ne riez pas, c’est peut-être le vôtre« , auréolées d’un fantasmagorique logo aux couleurs de l’Ultra 64, quelques années plus tard ?). À cette date, la NES n’est en effet même pas sortie en Europe – ce sera le cas cinquante jours plus tard, le 27 octobre 1987 – et certaines licences majeures n’ont pas encore vu le jour.

Le processeur 65C816 de la Super Nintendo

Le processeur 65C816 de la Super Nintendo

Pour le lancement de la Famicom, Nintendo avait cherché à réduire le prix final de la machine : face à une concurrence qui n’hésite pas à mettre les bouchées doubles du côté des caractéristiques techniques, il ne faut plus lésiner sur les moyens. Masayuki Uemura, déjà à l’origine de la première console, enfile à nouveau sa blouse bleue électrique et pioche dans les meilleurs composants de l’époque. Son choix se porte tout naturellement sur le processeur 16 bits 65C816 du fondeur Western Digit Center, une version étendue du 6502 qui équipait la NES et qui se voit déjà intégré à l’Apple IIgs. Le processeur graphique sera lui aussi 16 bits et autorise une définition jusqu’à 512×448 pixels, avec 256 couleurs parmi 32767, 128 sprites affichables simultanément et 4 plans de scrolling. Signé Sony, le processeur audio est le SPC700 et comprend huit voies – il est l’oeuvre de Ken Kutaragi et de ses équipes, le futur auteur de la PlayStation. Les cadres de Sony furent d’ailleurs furieux de sa collaboration avec Nintendo, et il ne put garder son poste que grâce à la complicité du président de la firme, Norio Ohga, véritable passionné de technologie.

Masayaki Uemura présente la Super Famicom le 21 novembre 1988

Masayaki Uemura présente la Super Famicom le 21 novembre 1988

Il faudra toutefois attendre plus d’un an avant de voir concrètement la première intégration de cet inventaire technique. Le 21 novembre 1988, soit 22 jours après la sortie de la Mega Drive, Nintendo convoque à Kyoto les journalistes spécialisés et charge Masayaki Uemura et Shigeru Miyamoto de se fendre d’une première présentation officielle. Les reporters y découvrent médusés une version quasi-définitive du design – un bloc rectangulaire gris et blanc aux contours arrondis – avec l’insertion des cartouches sur le flanc supérieur et les classiques boutons Power, Reset et Eject ainsi que deux ports pour les manettes et un énigmatique connecteur pour des accessoires. La manette suscite d’ailleurs bien des questionnements. Arborant une forme d’os, elle reprend l’évidente croix multidirectionnelle et la complète cette fois de quatre boutons, appelés A, B, C et D dans cette pré-version, et surtout de deux gâchettes latérales sur les tranches supérieures, siglées E et F. Dans cette première révélation de la console, les manettes comportent une prise casque avec une molette pour le volume sonore, mais le système est finalement éconduit.

Pilotwings repose fondamentalement sur le mode 7

Pilotwings repose fondamentalement sur le mode 7

Sur le papier, le pari est donc rempli et la Super Famicom est bien cette version améliorée de la première console, susceptible de débrider la passion des développeurs comme celle des joueurs. Graphiquement, elle surpasse ses concurrentes directes avec l’affichage simultané de 128 pixels de 64×64 pixels au maximum et sa plus large palette de couleurs. La puce de Sony gère indépendamment le son de l’image, ce qui constitue une prouesse saluée par les développeurs. Et il y a ce fameux mode 7, sur lequel nous allons revenir en détail dans la suite de cet article et tout au long de notre série, qui assure à la Super Famicom des effets graphiques jamais vus jusqu’alors. Et lorsque la configuration de base de la machine ne suffit plus, les cartouches peuvent embarquer des puces additionnelles comme ce fut le cas de Pilotwings par exemple, avec le PD77C25 développé ironiquement par Nec. Baptisée DSP, cette puce intègre de la RAM et un programme en ROM et connaîtra plusieurs versions, à la manière des MMC de la NES. Capcom développera aussi sa puce CX4 pour certaines de ses productions maison, comme Mega Man X2 et X3, mais le Super FX reste la puce la plus célèbre de l’histoire de la console. Développée par les Anglais d’Argonaut, elle est spécialisée dans le calcul de polygones avec un accélérateur graphique qui vient doper les performances d’origine de la machine. Elle donne naissance à une nouvelle licence, Star Fox, dont nous aurons doublement l’occasion de reparler dans les jours qui viennent.

La carte mère de la Super Famicom

La carte mère de la Super Famicom

Prévue pour juillet 1989 dans un premier temps avec quatre jeux (Super Mario Bros. 4, Zelda III, F-Zero et Pilotwings), la Super Famicom est finalement repoussée à l’année suivante. Sa production entraîne une pénurie de semi-conducteurs, ce qui enflamme les prix. Mais avec le succès de la NES à travers tous les continents et celui de la balbutiante Game Boy, Nintendo est en mesure de temporiser : la console sort finalement le 21 novembre 1990 au Japon. Le premier stock est limité à 300.000 exemplaires alors que 1,5 million de Japonais se pressent pour l’acquérir le jour J, en dépit d’un tarif de 25.000 yens nettement supérieur à celui de la Famicom (15.000 yens). Les files d’attente sont si longues que le gouvernement japonais demandera par la suite à Nintendo et aux autres constructeurs de consoles de circonscrire la sortie de leurs machines aux week-ends. « Tout Tokyo était ralenti par les interminables queues« , écrit Steve Kent dans son ouvrage The Ultimate History of Videogames. Aux États-Unis, la console sort le 23 août 1991 sous le nom de Super Nintendo, avec un boîtier étrangement plus mastoc qu’on ne leur envie guère. Il faudra attendre le 6 juin 1992 pour la voir apparaître dans l’Hexagone avec son design japonais, au prix de 1290 francs avec Super Mario World. L’histoire peut commencer.

Konami, le partenaire de la première heure

Kagemasa Kozuki

Kagemasa Kozuki

Né le 12 novembre 1940 à Osaka, Kagemasa Kozuki est toujours resté fidèle à la ville qui l’a vu grandir, un parfait équilibre entre le Japon féodal avec son imposant château d’Osaka, bâti en 1583, mais aussi son colossal quartier d’affaires et son centre culturel qui vit se développer successivement le bunraku et le kabuki, les deux formes traditionnelles de théâtre nippon. En mars 1966, il obtient son diplôme en économie de l’Université Kansai de la ville. À 28 ans, il y crée sa propre entreprise en compagnie d’anciens camarades de classe. Le nom de la société ? Konami, issu de la contraction entre le patronyme de ses trois fondateurs, Kagemasa Kozuki, Yoshinobu Nakama et Tatsuo Miyasako. À ses débuts, l’entreprise est essentiellement un distributeur de cartes à jouer et de machines à sou, avec un service de location et de réparation de jukebox.

Une rencontre entre Hiroshi Yamauchi et Kagemasa Kozuki, le 2 septembre 1999

Une rencontre entre Hiroshi Yamauchi et Kagemasa Kozuki, le 2 septembre 1999

Dans les années 1970, les salles d’arcade jouissent d’une grande popularité au Japon et Konami s’engouffre dans la brèche, fort de ses propres réseaux de distribution et de son expertise glanés autour de ces premières machines qu’il commercialise. À partir de 1973, la société produit elle-même des bornes d’arcade et commence à s’intéresser au développement des jeux qui les animent. Il faudra attendre 1981 pour voir apparaître son premier fait d’arme massif : Frogger, un jeu d’arcade culte dans lequel vous deviez aider une grenouille à traverser une rue à grand trafic, rencontre un succès retentissant. Il s’en écoulera plus de 20 millions d’exemplaires à travers le monde, après avoir connu des dizaines de portages sur les plates-formes les plus diverses et encore plus de clones. En novembre 1982, Konami ouvre des bureaux aux États-Unis, en Californie, et vit confortablement des premières recettes de ces jeux d’avant-garde. L’année suivante, les équipes de développement se penchent activement sur le monde de la micro-informatique alors florissant et s’intéressent en particulier aux MSX, un standard unifié d’ordinateurs personnels extrêmement populaires au Japon. L’arrivée de la NES résonne comme un vibrant appel du pied à y décliner leur talent ; on connaît le reste de l’histoire : Konami devient un partenaire privilégié de Nintendo et y installe des licences désormais cultes, à commencer par Castlevania.

Tokuro Fujiwara

Tokuro Fujiwara

Les jeux puisent alors leur quintessence dans la culture pop de l’époque et même si une plongée dans l’univers cinématographique des années 80 dépasserait largement le cadre du présent article, on ne retiendra qu’une impression, une atmosphère : cette période reste marquée par les superproductions à l’esprit militaire qui, de Rambo à Predator en passant par Aliens ou Commando, suintent la testostérone et plébiscitent l’image du GI aux muscles aussi saillants que son cerveau n’est limité, avec un seul objectif en tête : fendre les lignes ennemies en faisant le plus de dégâts. Commando, justement. En 1985, Tokuro Fujiwara (il sera responsable de Ghosts’n Goblins), signe le jeu du même nom pour le compte de Capcom. Il s’agit d’un shoot-em-up, pardon d’un run-and-gun, vertical qui exploite directement cet univers cinématographique dans lequel un militaire répondant au nom de Super Joe est lâché par hélicoptère dans une jungle aux mains de soldats ennemis. Véritable exutoire et débauche d’effets pyrotechniques où les grenades explosives côtoient les rafales de balles, le genre est très populaire dans les salles d’arcade, mais aussi très lucratif : il est difficile de tenir longtemps sous un feu si soutenu et, l’adrénaline aidant, les joueurs rajoutent quelques piécettes dans un pur réflexe myotatique plutôt qu’un élan patriotique, sans même s’en rendre compte, pour continuer leur mission. Conséquence de tels enjeux, des clones fleurissent rapidement et Ikari Warriors (1986), développé par Keiko Iju pour SNK, symbolise la rivalité entre les deux éditeurs. Dans une interview de 2003 au magazine japonais Continue, Tokuro Fujiwara se contentera de dire : « cela se passait ainsi à l’époque. Comme les développeurs étaient capables de produire un jeu en trois mois, il y avait le risque que les concurrents copient nos idées et sortent rapidement leurs titres. J’étais déçu qu’ils sortent deux autres épisodes d’Ikari, alors que nous n’avions réalisé qu’un seul Commando« , se souvient-il. Commando et Ikari Warriors connaîtront tous deux un portage sur NES.

Les run-and-gun, débauche d’adrénaline

La jaquette de Contra

La jaquette de Contra

On l’aura compris : dans le genre des run-and-gun, les balles ne fusent pas qu’à l’écran – les équipes de développement tirent aussi à vue et on ne fait pas de quartier. Parmi les multiples clones qu’un marché aussi juteux suscite, un groupe va toutefois se hisser au-dessus du no man’s land : en 1987, Konami planche à son tour sur un jeu de la même trempe, fort de sa réputation en matière d’arcade avec des titres comme Frogger (1981), Gyruss (1983) ou Gradius (1985) et compte bien rivaliser avec les deux cadors s’étant taillé une part substantielle du gâteau. Koji Hiroshita est à l’origine de la saga et c’est déjà un vétéran de Konami, où il est entré en 1981. Pour concevoir son titre, il fait la symbiose entre les trois grandes sagas cinématographiques de l’époque : Predator avec Arnold Schwarzenegger, Rambo avec Sylvester Stallone et Aliens, en particulier le deuxième épisode de James Cameron. L’action se déroule ainsi en 2633 (elle sera étrangement reportée en 1987 dans la version NES, l’année de sortie de la borne d’arcade) alors que la Red Falcon Organization a installé une base près de la Nouvelle-Zélande pour conquérir le monde. Les militaires Bill Rizer et Lance Bean sont déposés à l’épicentre du conflit pour avancer dans les lignes ennemies et révéler la force extra-terrestre qui semble contrôler leur esprit. Contra est né le 20 février 1987.

Probotector (NES)

Probotector (NES)

Au niveau du gameplay, Contra varie sans cesse les perspectives et les points de vue. On passe ainsi d’un pur scrolling horizontal à une vue en fausse-3D dans laquelle les joueurs avancent vers le « fond » de l’écran, ou encore à un écran fixe au cours duquel on doit combattre un boss. Les personnages évoluent dans des décors très variés bien que le thème de la jungle s’impose au départ, ils disposent d’un colossal arsenal qui évolue au gré des options qu’ils découvrent tout au long de leur progression et les contrôles sont intuitifs : on avance tout en indiquant la direction du tir. Il est possible de tirer en diagonale ou même vers le bas pendant un saut, ou encore de se tenir à plat ventre pour éviter les balles. Contra sera tout particulièrement plébiscité pour son jeu à deux joueurs simultanés, l’action connaît alors une rare intensité et un certain sentiment de collaboration anime la partie. Le challenge est particulièrement relevé et le monnayeur doit tourner à plein régime pour espérer voir la conclusion de l’épopée.

Super C (NES)

Super C (NES)

Les deux protagonistes sont d’ailleurs au centre d’une large polémique – en Europe, ils se voient remplacés par deux robots, les Probotectors, pour éviter toute représentation de violence réaliste auprès d’un public mineur. Plus précisément, c’est la loi allemande du « Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Medien » (littéralement, le département fédéral des médias susceptibles de heurter la jeunesse) qui est ici invoquée et qui fait valeur de juridiction sur toute l’Europe. Le titre du jeu posait de toutes manières problème : il évoque directement l’affaire Iran-Contra, un vaste scandale politique survenu dans les années 80 aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan. Plusieurs membres de l’administration Reagan ont vendu illégalement des armes à l’Iran, alors un ennemi avoué des États-Unis, pour soutenir le groupe des Contras, un mouvement contre-révolutionnaire nicaraguayen, dans sa lutte armée contre le gouvernement sandiniste de Daniel Ortega. Il s’agissait d’aider à renverser un régime considéré comme communiste, dans la zone d’influence des États-Unis. L’allusion à cet épisode ne fait pas de doute dans Contra, l’un des morceaux du jeu s’intitulant Sandinista. Il ne fait pas bon évoquer cette affaire sur la console de Nintendo, même si étrangement le sujet n’a pas fait l’objet d’une même polémique dans le pays le plus concerné, les États-Unis.

Nobuya Nakazato, le chef d’orchestre

Shigeharu Umezaki

Shigeharu Umezaki

Un second épisode voit le jour dans la foulée, Super Contra / Probotector II: Return of the Evil Forces, qui sort en arcade le 8 janvier 1988 et sur NES le 2 février 1990. Dans les deux cas, ce sont les mêmes équipes qui travaillent sur chacune des versions : Koji Hiroshita pour la version arcade et Shigeharu Umezaki pour l’édition NES. À l’annonce de la Super Nintendo, Konami planche pour la première fois sur un épisode exclusif à la console ; probablement parce qu’elle propose de nouveaux effets spéciaux et impose en conséquence de longues phases d’expérimentation en matière de programmation, il sera confié à un autre acteur majeur de Konami : Nobuya Nakazato. Tout autant expert en développement – sa première tâche chez Konami fut la chasse aux bugs de The Adventures of Bayou Billy, sur NES en 1988 – que designer et graphiste de talent, avec le design complet de Castlevania: The Adventure sur Game Boy comme premier fait d’arme, il est le candidat idéal pour orchestrer cet épisode unanimement reconnu comme l’un des titres à la mise en scène la plus spectaculaire de l’époque.

Nobuya Nakazato

Nobuya Nakazato

Du point de vue du scénario, Contra III: The Alien Wars s’inscrit dans l’héritage des deux opus précédents mais hisse l’ambition un cran plus haut, déluge pyrotechnique oblige : nous sommes en 2636 et c’est désormais toute la Terre qui se voit menacée par une invasion extraterrestre. La rumeur prétend d’ailleurs que la scène d’introduction où un rayon lumineux vient faire exploser tout au sol aurait inspiré Roland Emmerich pour Independence Day. Les deux héros aux muscles saillants (ou les Probotectors qui les remplacent en Europe) rempilent donc pour un ultime combat, à travers six niveaux à l’action effrénée. Parmi les nouveautés, il est désormais possible d’embarquer deux armes à la fois – si l’on meurt, ce qui ne manquera pas d’arriver, seule l’arme que l’on tient en main aura disparu. Toutes les touches de la manette sont utilisées ; vous pouvez ainsi sauter, tirer, changer d’arme ou lancer une bombe dévastatrice qui élimine tous les ennemis à l’écran. En pressant les touches L et R, vous utilisez les deux armes à la fois ou vous faites tourner le décor dans les niveaux qui le prévoient. Dans la grande tradition de la saga, deux levels viennent en effet rompre la monotonie du scrolling horizontal et sont vus du dessus.

Contra III et sa mise en scène autour du mode 7

Contra III et sa mise en scène autour du mode 7

Alors que le jeu est sorti le 28 février 1992 au Japon (et le 19 novembre de la même année en Europe), soit un peu plus d’un an après la commercialisation de la Super Famicom, il fait preuve d’une étonnante maîtrise technique de ses nouveautés. Le fameux mode 7, sur lequel nous allons revenir très largement dans les prochains jours à travers l’exploration des titres qui reposent fondamentalement sur son principe comme F-Zero ou Super Mario Kart, est particulièrement mis en avant et soutient toute la mise en scène de Contra III. Retenez que la Super Nintendo dispose de huit modes graphiques, numérotés de 0 à 7 dans la grande tradition de la programmation et que le dernier mode s’intéresse tout particulièrement aux arrière-plans. Il applique plus précisément une transformation affine sur un bitmap 2D afin de réaliser des rotations, des zooms ou des projections et de créer un effet de perspective. À l’aide d’une matrice de transformation, le développeur peut ainsi modifier ligne par ligne les coordonnées d’un arrière-plan pour aboutir à tout type d’effets créatifs – dans les jeux de course, par exemple, un arrière-plan de 1024×1024 pixels est ainsi « projeté » vers le fond pour donner un sens de la profondeur.

La superposition des arrière-plans et des sprites de Contra III

La superposition des arrière-plans et des sprites de Contra III

Dans Contra III, le mode 7 est essentiellement utilisé pour des effets de mise en scène : le fameux avion qui fond vers le joueur et vitrifie le sol de napalm dans le premier niveau, par exemple, est en réalité un arrière-plan « grossi » progressivement. Et comme vous le constatez sur la capture d’écran ci-dessus, le boss de ce même niveau est lui-même composé d’un arrière-plan (son « corps » de tortue, zoomé à loisir pour renforcer le gigantisme de la menace) tandis que le la zone à toucher ainsi que les insectes qui en sortent sont de simples sprites. Tous ces éléments superposés participent à créer une scène spectaculaire, qui tranche radicalement par rapport aux épisodes précédents. Le mode 7 est également très largement utilisé dans les deux niveaux vus du dessus : lorsque l’on presse les gâchettes L et R, les coordonnées du massif arrière-plan sont ainsi « pivotées » ce qui donne l’impression de faire tourner le décor. Les programmeurs ont savamment ajouté un second arrière-plan devant le joueur pour dessiner des tunnels derrières lesquels il va disparaître. Les intégrer à ce point au gameplay est un vrai tour de force, alors que la console n’accuse que quelques mois d’existence.

« Let’s attack aggressively »

Tappi Iwase

Tappi Iwase

Ajoutez à cette maîtrise des technologies exclusives de la Super Nintendo et à ce véritable sens de la mise en scène les musiques de Miki Yanagisawa, Masanori Adachi et Tappi Iwase et vous obtenez l’un des titres les plus impressionnants de la ludothèque de la console. Et si la jaquette japonaise est un véritable copier-coller de l’affiche du film Le Contrat (1986, l’homophonie ne s’invente pas !), avec Arnold Schwarzenegger, son contrepoint occidental nous permet d’explorer un métier sous-estimé de l’industrie des jeux vidéo mais finalement primordial dans l’imaginaire collectif : graphiste des boîtes de jeux. Chez Konami US, c’est Tom Dubois qui s’est occupé de la quasi-totalité des projets. « Je vivais et travaillais à Chicago à la fin des années 80, je dessinais notamment les publicités pour Cap’n Crunch, une marque de céréales« , explique-t-il. « Mon cousin a rencontré un certain Michael Myers dans une agence de publicité, il venait d’avoir un nouveau client, Konami, qui les enthousiasmait beaucoup« , ajoute-t-il. « Il lui a demandé s’il connaissait le moindre illustrateur capable de lui présenter rapidement une série de personnages volontairement exagérés et cartoonesques. Mon cousin Dave lui a répondu : Tommy sait le faire !« , poursuit-il.

La jaquette de Turtles in Time signée Tom Dubois

La jaquette de Turtles in Time signée Tom Dubois

Tom Dubois ajoute : « Je lui ai présenté plusieurs exemples et Michael Myers les a bien aimés, il m’a demandé si je pouvais faire un dessin de Jeep pour une publicité à paraître dans un comics. Mais on était déjà vendredi soir et il le voulait pour lundi ! J’ai travaillé pendant deux jours d’affilée et une fois la tâche accomplie, j’ai travaillé définitivement pour l’agence. » Pour autant, le travail reste parfois approximatif en regard du respect des créations originales de l’éditeur japonais. « Ils m’envoyaient des cassettes VHS du gameplay, jamais les véritables jeux. Je me souviens qu’elles étaient toujours en japonais. Et ils ne voulaient pas vraiment que j’emporte ces cassettes à la maison, ils étaient très clairs quant à l’importance que je les ramène au plus vite« , ajoute-t-il. « On me donnait également quelques lignes générales sur le design des personnages, mais c’était souvent des croquis très simples et mal dessinés. Rien à voir avec ce que me donnera Disney dans la suite de ma carrière. La plupart des jaquettes que j’ai dessinées étaient dirigées par Michael Meyers. Je pense que Konami faisait confiance aux directeurs artistiques, je n’ai jamais eu d’échange direct avec des interlocuteurs japonais« , indique-t-il.

La jaquette japonaise de Contra III reprend l'affiche du film ... Le Contrat

La jaquette japonaise de Contra III reprend l’affiche du film … Le Contrat

Le premier projet de Tom Dubois est la boîte de Blades of Steel (1988) pour NES, suivi de près par Bayou Billy qui est donc le premier jeu auquel a collaboré Nobuya Nakazato. Il a ensuite réalisé l’essentiel des jaquettes occidentales de Konami, en particulier les fabuleuses illustrations de Super Castlevania IV, Teenage Mutant Ninja Turtles: Turtles in Time et donc Contra III. « Ma préférence va à celle de Sunset Riders (1993), car je me suis bien amusé à développer les personnages. Pour TMNT, je me souviens que Jim Gasper, le directeur artistique de ce projet, m’a dit d’y aller à fond et de ne pas respecter les trouillardes tortues du comics. Après lui avoir demandé, « qu’est-ce que tu entends par là ? », je me souviens avoir souri tout le chemin du retour après qu’il m’ait répondu « fais-en des têtes brûlées !« , se souvient-il. Konami a finalement changé d’agence en 1993, et Tom Dubois s’est retiré du milieu des jeux vidéo pour travailler directement avec Disney. Des cités en ruine de Contra aux univers colorés de Mickey, il n’y a qu’un pas que seul le domaine de l’illustration saurait franchir.

L'une des oeuvres les plus célèbres de Tom Dubois, la jaquette de Super Castlevania IV

L’une des oeuvres les plus célèbres de Tom Dubois, la jaquette de Super Castlevania IV

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Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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