Développé en parallèle de Super Mario Bros. par la même équipe talentueuse, le premier épisode de la saga de Link relève tout autant de la démonstration technique pour le Famicom Disk System auquel il se destine en premier lieu que du récit magistral qui sommeillait en Shigeru Miyamoto depuis son enfance. Avec son bestiaire fantastique, sa longue quête qui se déroule tant dans un univers ouvert que dans des donjons lugubres et son inventaire qui s’accroît au fur et à mesure de l’exploration, c’est l’un des univers les plus prodigieux et ambitieux de la NES qui s’offre aux joueurs le 21 février 1986. Près de vingt épisodes plus tard, on ne peut que s’émerveiller des racines si profondes posées dès cette première sortie.
Des plaines à la végétation luxuriante, des vallons verdoyants dont les herbes folles viennent tendrement border les rizières jusqu’au pied de montagnes criblées de grottes comme autant d’alcôves aux mille secrets. La campagne japonaise du village de Sonobe, qui a vu naître Shigeru Miyamoto le 16 novembre 1952, est bien ce cadre si pittoresque qui force l’imagination et qui semble extrait du monde, comme une warp zone vers les terres millénaires du Royaume d’Hyrule. Il faut lire les superbes pages de William Audureau, l’auteur de Sur les traces de Miyamoto, qui retranscrivent avec tant de talent l’environnement bucolique dans lequel le père de Mario et de Zelda a fondé son imaginaire. « Au loin, de délicates montagnes sont assises, le col enroulé d’une écharpe de nuages […]. De toute part, l’horizon est cordé de ces cimes bleu-vert et rondelettes qui étendent un tapis de mousse à leurs pieds. Le paysage ressemble à une cuvette de verdure protégée des bourrasques du monde, comme si une main géante avait pincé la terre du Kansai aux quatre coins, et qu’à l’abri des plis, le temps s’était arrêté […]. Avec ses forêts domaniales, ses petites montagnes et leurs cours d’eau, son riche bestiaire et ses recoins sombres et végétaux, la commune tend les bras à l’aventure et à l’imagination, et les lieux qui bercent leur enfance offrent un réservoir inespéré pour des esprits avides d’expériences, comme l’était celui du petit Shigeru, » compose-t-il en foulant lui-même les terres de Sonobe.
Dans notre première exploration du terreau fertile qu’a constitué le bastion de l’enfance pour son œuvre monumentale (voir Donkey Kong), nous sommes déjà revenus sur les jeux d’enfant de Shigeru Miyamoto, où il passe de longues heures à arpenter la campagne de son village, s’improvisant tour à tour explorateur, pêcheur, marionnettiste ou conteur. Deux anecdotes nous éclairent tout particulièrement sur le lien qui unit la saga de Zelda et le paysage de Sonobe. Lors de l’une de ses escapades, il tombe nez-à-nez avec une étrange grotte devant laquelle il reste comme pétrifié sur le seuil. Il lui faudra rassembler tout son courage pour y revenir le lendemain, une lanterne à la lumière vacillante à la main, un épisode marquant de sa vie qui se verra couronné par la joie de braver des terres qu’il imaginait infranchissables. Il raconte lui-même la seconde anecdote dans une interview qu’il a accordée lors de l’E3 2015 à NPR.org : « Il y a un lieu près de Kobe avec une montagne, et lorsque vous montez dessus, vous retrouvez un immense lac. Lorsque j’étais à l’école primaire, nous sommes allés faire une randonnée sur cette montagne et j’étais stupéfait – c’est la première fois que je la gravissais et j’étais si ému de retrouver ce grand lac à son sommet !, » se souvient-il. « J’ai puisé mon inspiration dans cet épisode lorsque nous travaillions sur The Legend of Zelda, nous mettions en scène cette grande aventure en extérieur où vous passez par des espaces confinés avant d’aboutir à cet immense lac central. Je me suis inspiré des expériences de mon enfance, je les ai directement intégrées au développement du jeu, » conclut-il.
Après tout, le patronyme de son héros, Link, ne constitue-t-il pas à lui seul un vibrant indice du lien ténu qui existe entre son univers Hyrule et la propre enfance de son créateur ? N’invite-t-il pas à bâtir un pont entre les époques, les lieux et les genres ? S’il ne s’agit évidemment pas du premier jeu d’aventure de l’histoire des jeux vidéo – on cite souvent The Tower of Druaga (Namco, 1984, Arcade) ou Hydlide (1984, T&E Soft, NEC PC-6001 et NEC PC-8801) pour leur antériorité dans la construction des donjons et la mythologie – The Legend of Zelda est une œuvre éminemment personnelle qui se bâtit quasiment en parallèle de Super Mario Bros., entre décembre 1984 et février 1986. On y voit donc un autre lien : à l’univers linéaire et au défilement horizontal du second se reflète le monde ouvert et l’exploration libre du premier ; les deux créations se répondent ainsi mutuellement. Après avoir un temps envisagé de faire voyager Link dans le temps, son nom devenant alors une référence aux époques, Miyamoto nous éclaire définitivement sur sa portée. « Mais en réalité, Link c’est vous ! Vous avez lutté pour résoudre nos énigmes, vous vous êtes accroché pour battre les ennemis que nous avions conçus. Le résultat de tout cela est qu’entre vous, les joueurs du monde entier, et nous, de véritables « liens » se sont créés, » écrit-il dans la préface qu’il signe de Hyrule Historia, l’encyclopédie officielle de Zelda.
La double quête du développement
En décembre 1984, Shigeru Miyamoto prépare successivement les premières spécifications de Super Mario Bros. et de The Legend of Zelda. Pour le plombier moustachu, « la première tâche que j’ai confiée à Toshihiko Nakago était de réaliser un grand personnage sautant un peu partout, » explique-t-il. « Le concept initial pour Super Mario, c’était que l’on voulait un jeu de type dynamique, athlétique, qui se déroulerait sur terre, sur mer et dans les airs, » complète Takashi Tezuka. Les trois hommes forment ce que Satoru Iwata appelle « le triangle d’or« , la triforce de Nintendo qui concilie sagesse, intelligence et force. Pour The Legend of Zelda, l’équipe pose un cadre. « Il s’agit de l’histoire d’un garçon très commun, qui se trouve happé dans une série d’événements extraordinaires jusqu’à s’imposer en héros. Dans ce cadre, je voulais créer un jeu dans lequel le joueur ressentait un vrai sentiment de liberté en explorant le monde, jusqu’à se familiariser avec l’histoire de cette contrée et ses habitants, » indique Miyamoto. « Les jeux d’aventure et les RPG sont des jeux où vous progressez dans l’histoire à travers de seuls dialogues, mais nous souhaitions que les joueurs ressentent vraiment physiquement les déplacements du personnage dans l’univers. Nous souhaitions que l’on puisse parcourir les donjons en se référant à une carte, par exemple, » conclut-il.
En coulisses, le Famicom Disk System est déjà sur les rails et The Legend of Zelda est très vite pressenti pour l’introduire auprès du grand public alors que Super Mario Bros. doit être le dernier jeu sur support cartouche, un summum de ses capacités techniques. « Nous avons commencé le développement de The Legend of Zelda avec l’objectif d’en faire le jeu qui accompagne la sortie du Famicom Disk System. Juste avant, nous entamions le développement de Super Mario Bros. et il y a donc eu une période de cinq à sept mois pendant laquelle nous travaillions sur les deux titres en même temps. Toute la phase de design était donc très chargée !, » se souvient Miyamoto en 1994 dans une interview parue dans le livret qui accompagne le CD Legend of Zelda: Sound and Drama. Aux balbutiements du projet, le concept est d’utiliser la possibilité d’enregistrer des données sur les disquettes du Famicom Disk System pour laisser les joueurs composer leurs propres donjons, à la manière de l’éditeur de circuits d’Excitebike. « On avait commencé par créer la structure des donjons. Il y avait environ cinq montagnes à l’écran et il fallait les traverser pour accéder au donjon, c’était aussi simple que ça. Mais en cours de développement, on s’est dit : « ce serait mieux si on avait des phases de jeu en plein air aussi ». On a alors commencé à créer ces phases de jeu dans un second temps, » se souvient Tezuka.
« À ce stade, nos progrès étaient plus rapides dans le développement de Zelda, on pensait donc tous que le jeu sortirait avant Super Mario Bros, » poursuit-il. On retrouve d’ailleurs de premières planches de personnages signées Miyamoto datant du 1er février 1985. Mais puisque le titre gagnait en ambition, il fallait trancher : l’équipe met alors le développement en pause, en se concentrant davantage sur Super Mario Bros. et sa construction séquentielle, davantage bornée dans le temps. Le jeu sort le 13 septembre 1985 mais l’équipe ne goûte qu’un court répit, « lorsqu’on a terminé notre travail sur Super Mario, M. Miyamoto s’est assuré qu’on garde les pieds sur terre. Il a dit : « Bien sûr, fêtez cette fin de projet, mais je ne vous donne que trois heures après la fin du projet. Alors on s’est mis à travailler sur Zelda, » indique Nakago. Même si les univers et les challenges sont évidemment radicalement opposés, de nombreux éléments avaient surgi lors du développement de Mario que l’équipe avait scrupuleusement notés dans le but de les réserver à Zelda. « Lorsque nous échangions des idées pour ces nouveaux titres, nous nous disions toujours : « c’est une idée pour Mario », ou « c’est une idée pour Zelda », même si certaines idées pouvaient convenir aux deux jeux, » se souvient Miyamoto dans une interview de 2006.
It’s dangerous to go alone…
Dans le courant de l’année 1985, tous les éléments fondateurs de Zelda prennent donc vie. Pour le monde extérieur, il y aura ces grottes mystérieuses, comme dans l’enfance de Miyamoto, ainsi que ces plaines verdoyantes et ces monts escarpés, qui constituent le panorama de Sonobe. À la manière du développement de Super Mario Bros., Tezuka et Miyamoto travaillent ensemble au dessin de ce plan complet. En 2008, Nakago remet la main sur le dessin d’origine, qui apparaît tracé à l’encre de Chine sur de larges feuilles de papier millimétré scotchées entre elles. Cent vingt-huit écrans tracés à la main. « Takashi Tezuka a dessiné la partie de gauche et Shigeru Miyamoto celle de droite. Si vous regardez de près, vous remarquez l’utilisation de petits points. Là il s’agit de rochers, ici d’arbres, » commente-t-il. « Et vous voyez la personnalité de M. Miyamoto s’exprimer. Au début, il dessine des points individuels, puis lorsqu’il s’en lasse, vers le haut, il remplit tout l’espace !, » poursuit-il. « Et tout a été dessiné d’un seul tenant, directement à l’encre, on ne pouvait pas effacer !, » s’étonne Satoru Iwata. « Si, vous pouvez remarquer à certains endroits du correcteur liquide, » précise Tezuka en pointant la carte du doigt.
Même si le jeu est prévu pour Famicom Disk System, dont les capacités dépassent celles des cartouches de la NES, il faut faire preuve de parcimonie et ne pas gâcher les ressources. C’est pour cette raison que les neuf donjons sont tracés comme des pièces de puzzle qui s’emboîtent les unes dans les autres pour ne former qu’un grand rectangle au final – il n’y a pas une case vide, qui aurait été inutilisée. C’est Tezuka qui s’occupe de les dessiner, là encore sur du papier quadrillé avec une pièce par carré. « Takashi Tezuka m’a tendu ce plan et j’ai créé les données en le suivant scrupuleusement. Mais il a fait une erreur et n’a en réalité utilisé que la moitié des données, » se rappelle Nakago. « Je lui ai dit, « Il n’y a que la moitié ! Où est passée l’autre ? » et il a répondu, « oups ! Je me suis planté… » Mais M. Miyamoto a dit qu’au contraire, ça allait, » poursuit-il. En réalité, le cadre dans lequel il a dessiné les plans ne représentait que la moitié de l’espace disponible, il s’est trompé pour une histoire de proportions. Miyamoto y voit l’occasion idéale d’introduire une seconde quête, plus difficile et retorse, où les donjons sont totalement remaniés. Un second rectangle complète donc le premier et obéit au même principe.
Autres éléments emblématiques de la saga, la musique et les bruitages restent ancrés dans toutes les mémoires et sont évidemment signés Koji Kondo. Il compose quatre morceaux pour cet épisode inaugural. « Lorsque je pense au thème principal – la mélodie de n’importe quel jeu, je ne parviens jamais à la composer au bureau ! Généralement, je prends un bain et d’un coup, je me dis « oh, c’est ça ! ». Ou alors je dors et la mélodie joue dans ma tête. Je compose toujours en-dehors du bureau, » précise-t-il dans une interview de 2014. Ses créations n’en demeurent pas moins un effort collectif : « le réalisateur m’évoque le jeu qu’il a en tête, nous parlons alors de la direction musicale dans son ensemble. Mais ce n’est que lorsque nous avons un prototype fonctionnel que je commence à réfléchir. Lorsqu’il y a une version à laquelle je peux jouer, j’y rejoue encore et encore jusqu’à trouver la musique qui me paraît convenir le mieux au jeu, » poursuit-il. The Legend of Zelda a d’ailleurs fait l’objet d’une anecdote un peu particulière : à l’origine, Kondo pense directement utiliser le Boléro de Maurice Ravel en guise d’ouverture, « j’ai reçu un ordre d’achat signé Tezuka, on pensait utiliser le Boléro de Ravel, il me paraissait très approprié pour l’écran-titre, » indique-t-il en 2016. « Mais à la dernière minute, alors que Zelda était terminé, nous avons constaté que les droits d’auteurs n’avaient pas expiré pour le morceau, » poursuit-il. Au Japon, les oeuvres musicales peuvent être librement exploitées 50 ans après la mort de leur auteur. Maurice Ravel est décédé le 28 décembre 1937 – son Boléro ne pouvait donc être exploité qu’à partir de décembre 1987 … or le jeu devait sortir le 21 février 1986 pour accompagner le Famicom Disk System. « On ne pouvait pas retarder le lancement de la machine, » se souvient Miyamoto. Kondo a ainsi composé en toute hâte le fameux thème d’ouverture, en une nuit. « J’étais désespéré, c’était vraiment à la dernière minute, » précise-t-il. Vous retrouverez d’ailleurs en ligne une étude comparée complète des deux morceaux, qui montre l’influence de Ravel sur ce titre.
« Nous débordions d’idées sur la façon d’utiliser pleinement les nouvelles capacités qu’offrait le Famicom Disk System : la possibilité de saisir son nom, proposer une meilleure musique, enregistrer la progression du joueur et ainsi de suite. Dans ce sens, c’était un jeu très amusant à créer, » indique Miyamoto en 1994. « Mais le revers de la médaille lorsque l’on travaille à quelque chose de nouveau, c’est que l’on craignait vraiment que les joueurs ne comprennent pas ce qu’il faut faire. Après avoir décidé qu’il y aurait des énigmes et des puzzles dans Zelda, une autre forme d’anxiété a pris le pas. Certains puzzles sont assez difficiles à résoudre, il faut avouer !, » poursuit-il. Après de premiers tests, il décide de ne pas équiper directement le joueur d’une épée, ce qui aurait contribué à le perturber. Sur le premier écran, trois directions lui sont offertes : il faut en réalité pénétrer dans une grotte, comme Miyamoto a lui-même osé le faire dans son enfance, pour être récompensé et commencer réellement la quête.
À la lumière de cette première découverte qui pose le principe, tout est fait pour inviter le joueur à explorer son environnement, à en prendre possession, à le parcourir de fond en comble en poussant le moindre rocher, en brûlant des arbustes ou en tirant des tombes. Car au-delà des premières bribes d’histoire, qui lui indiquent qu’il faut mettre la main sur huit morceaux de Triforce et donc accéder à autant de donjons, aucun indice ne lui est délivré sur leur localisation. Il lui faudra pour ainsi dire remuer ciel et terre pour débusquer leur entrée, en particulier les quatre derniers qui sont véritablement cachés dans les décors avec une savante malice. Au fil de ces pérégrinations, Link rencontre un étonnant bestiaire qu’il doit apprivoiser et il se familiarise avec un inventaire qu’il complète au fur et à mesure de ses progrès avec des bombes, un boomerang, une chandelle ou un arc. Si ces objets participent à étendre les possibilités du héros, ils autorisent aussi les développeurs à cacher bien des secrets de manière autrement plus complexe. Combien de mèches de bombes avez-vous allumées le long de murs qui vous paraissaient fissurés, en caressant le secret espoir qu’elles révèleraient des grottes mystérieuses ?
Mais c’est aussi l’un des objectifs avoués de l’équipe, poursuivre le jeu au-delà du jeu, dans les discussions des cours de récréation, à travers les astuces du mensuel Nintendo Power qui fait autorité aux États-Unis (il verra d’ailleurs le jour en juillet 1988, impulsé par le succès du jeu) ou sur la ligne du « Fun Club » (Club Nintendo, en France) où les conseillers aiguillent les joueurs sur la bonne piste. Le principe sera largement repris dans Super Mario Bros. 3, notamment avec l’astuce des flûtes qui constitue d’ailleurs une œillade appuyée à ce premier épisode de The Legend of Zelda. Le jeu rencontre un immense succès au Japon et puisque le Famicom Disk System n’est pas sorti de l’archipel, il fait l’objet d’une adaptation sur la mythique cartouche dorée. Équipée de puces MMC1, celle-ci autorise la sauvegarde sur une pile au lithium. Il s’en vendra 6,5 millions d’exemplaires. Petite particularité : outre la refonte de certains effets audio qui utilisaient les canaux supplémentaires du Famicom Disk System, le manuel continue d’indiquer que « les Pols Voice [ces ennemis aux oreilles de lapin] détestent le bruit« . Il s’agissait en fait d’une utilisation très originale du microphone intégré à la manette de la Famicom, dont est dépourvu l’équivalent de la NES – lorsque ces ennemis apparaissent à l’écran, il suffisait de crier dedans pour les faire disparaître. Un épisode mythique jusqu’au bout des oreilles !
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