Mega Man 2

Figurant parmi les épisodes les plus mémorables et chéris de la saga au héros bleuté, ou tout du moins celui qui l’a définitivement fait entrer dans le panthéon vidéoludique, Mega Man 2 fut avant tout l’épisode de la dernière chance. Développé pendant le temps libre de l’équipe, il consacre en réalité Capcom parmi les meilleurs éditeurs-tiers de la NES. Mais plonger dans l’histoire de Mega Man, c’est aussi départager deux game designers de talent, Akira Kitamura et Keiji Inafune, quant à sa paternité.

02-megamanLe casque vissé sur le crâne, son armure de chrome soigneusement lustrée, Megaman contemple l’horizon et se remémore avec nostalgie les dizaines de combats auxquels il a pris part dans sa quête pour l’ordre et le maintien de la paix. Derrière lui, les pièces détachées de Cutman, Fireman, Elecman ou Quickman jonchent le sol depuis déjà bien longtemps et prennent la poussière, mais il ne semble jamais pouvoir prendre congé tant les défis se renouvellent sans cesse pour lui, même près de trente ans après son apparition. Selon certaines sources, on lui attribue même jusqu’à 126 jeux différents, c’est dire si la lutte contre le crime le connaît et à quel point il est entré par la grande porte dans l’histoire du jeu vidéo. Pourtant, ses débuts ne commencèrent pas sous les meilleurs auspices et il aurait bien vite pu rendre son insigne de sauveur de l’humanité, si plusieurs talentueux game designers ne s’étaient pas penchés sur son berceau. L’histoire de deux d’entre eux, Akira Kitamura et Keiji Inafune, frise parfois la lutte fratricide entre le Dr. Wily et le Dr. Light, tant se prévaloir de la paternité de Megaman reste l’un des plus beaux pedigrees de l’industrie.

Kenzo Tsujimoto

Kenzo Tsujimoto

Né en 1940 à Nara, Kenzo Tsujimoto rejoint l’entreprise familiale de vente en gros de produits alimentaires à la sortie du lycée, tout en étudiant la comptabilité pendant son temps libre. Il quitte finalement ce cocon familial à 22 ans pour ouvrir sa propre boutique de produits de confection à Osaka. En 1966, il se spécialise tout particulièrement dans la vente de machines de barbe à papa. Il est alors bien loin d’imaginer à quel point il va compter dans l’industrie des jeux vidéo, mais il se plait dans ce business jovial et acidulé, dans lequel il commence à se tailler un nom. En 1970, les salles d’arcade se popularisent au Japon et il s’intéresse à ce marché, en important les premières bornes ou en fournissant les exploitants de salles. L’immense popularité de Space Invaders, en 1978, achève d’assoir la position de Tsujimoto dans le secteur et il fonde la société I.R.M Corporation en mai 1979 pour produire et distribuer des bornes et des jeux électroniques. Conscient de l’importance de créer lui-même de nouveaux produits plutôt que de se contenter de les distribuer, Tsujimoto fonde la filiale Japan Capsule Computer en mai 1981. Elle prendra définitivement le nom abrégé de Capcom en juin 1983 pour se consacrer exclusivement au développement de jeux vidéo.

Yoshiki Okamoto

Yoshiki Okamoto

« La créativité est la plus grande force de Capcom, » indique Kenzo Tsujimoto, « peu d’entreprises au monde sont capables de créer non-stop autant de contenu original que nous l’avons fait. On le doit au talent de nos créateurs. Mais notre culture d’entreprise, qui encourage nos employés à réaliser leur plein potentiel en exprimant librement leur créativité, y contribue également beaucoup. » Dans notre article consacré à Ghosts’n Goblins, nous avons déjà vu à quel point Capcom a cherché à se composer une véritable task-force dès ses débuts, venant jusqu’à débaucher les meilleurs talents de l’époque chez ses concurrents, comme Tokuro Fujiwara (Ghosts’n Goblins, DuckTales, Resident Evil…) et Yoshiki Okamoto (Final Fight, Street Fighter II…) issus de Konami. Mais la société compte également dans ses rangs de purs produits-maison, au premier rang desquels figurent Akira Kitamura et Keiji Inafune.

Serrer les premiers boulons

Akira Kitamura

Akira Kitamura

Comme nous l’avons vu dans l’histoire du développement de Ghosts’n Goblins, les premiers pas de Capcom dans le domaine se tournent évidemment vers l’arcade avant de gagner peu à peu le marché des consoles de salon. C’est pleinement le cas du premier épisode de Megaman, sorti le 17 décembre 1987 sur NES exclusivement (il fera l’objet de plusieurs remakes ou compilations sur des consoles concurrentes, par la suite). On confie ainsi à une petite équipe, orchestrée par Akira Kitamura, le soin de concevoir un jeu de plates-formes à l’ambiance futuriste, qui se distingue des productions de l’époque. « J’ai été engagé chez Capcom en tant que designer graphique, mais très rapidement j’ai été séduit par les attraits du game design, et j’ai demandé mon transfert vers l’équipe de planification, » explique Akira Kitamura dans l’ouvrage japonais de référence Rockman Maniax. « Mais je me suis vite rendu compte que j’avais tout à apprendre des jeux vidéo et du matériel. Après les avoir étudiés et avoir travaillé sur plusieurs projets, le développement de Mega Man s’est mis en place, » poursuit-il.

Artwork japonais pour Mega Man

Artwork japonais pour Mega Man

Avec sa formation de designer, Kitamura juge qu’il doit étudier très précisément les grands canons du genre et disposer de mesures précises pour avancer dans le développement. « En étudiant le game design, j’ai commencé à me demander si les designers avaient vraiment réfléchi à l’époque au placement et au comportement précis des ennemis. Quel que soit le jeu, ce sont ces pics de difficulté qui mettent à mal le joueur et lui donnent l’impression que le jeu est mal calibré. Pour m’en assurer, j’ai décidé de jouer à de nombreux jeux et d’analyser leurs sections les plus difficiles, en les rejouant sans cesse, » explique-t-il. « Je me suis rendu compte que si je me concentrais sur un comportement et un placement plus précis des ennemis, j’arriverais à mieux équilibrer la difficulté que les autres jeux de l’époque. J’avais deux objectifs personnels en créant Mega Man : créer un jeu dans lequel tous les niveaux pouvaient être réussis en une heure, et créer quelque chose que les joueurs voudraient essayer encore et encore. Pour cela, j’ai calculé le nombre de niveaux en mesurant la vitesse de déplacement de Mega Man et en calculant la durée de chaque niveau. J’ai donc divisé l’aventure pour que la première moitié du jeu concerne les combats avec les différents robots, et la seconde les niveaux du Dr. Wily. »

Keiji Inafume, en 1989

Keiji Inafume, en 1989

Kitamura apparaît donc comme « l’ingénieur » de la saga et poses les briques logiques de Mega Man, telles qu’elles seront reprises dans les épisodes ultérieurs. « J’ai créé une série de règles de design. Tout d’abord, les ennemis les plus faibles devaient apparaître par « vagues » de trois ou quatre unités, j’évitais donc de mélanger les types d’ennemis. Ensuite, les ennemis de même type devaient tous utiliser les mêmes attaques. J’exploitais également les différences dans le terrain et la position des ennemis pour équilibrer la difficulté de chaque section. Enfin, la difficulté de chaque ennemi au sein de la vague doit monter graduellement, mais le dernier d’entre eux doit toujours être le plus simple à battre, » précise-t-il. « Pour le premier ennemi, il suffit souvent de sauter et de tirer. Le suivant, vous devez éviter ses balles, c’est un peu plus difficile. Puis pour le dernier ennemi de la vague, c’est plus simple : il suffit souvent de se tenir prêt et de lui tirer dessus. Toutes les vagues d’ennemis de Mega Man obéissent à ce principe de base. En réalité, pour Mega Man, je ne l’ai appliqué qu’à partir de la moitié du développement, mais pour Mega Man 2, je l’ai décliné au jeu tout entier. Lorsque le dernier ennemi de la vague est plus simple, on adoucit la sensation de difficulté du jeu. Je pense que si beaucoup de personnes ne rejouent pas à un jeu, c’est parce qu’elles se remémorent ses passages les plus difficiles et les revivre à nouveau leur paraît exténuant. Je voulais donner le sentiment au joueur qu’il s’améliorait au fur et à mesure, » conclut-il.

Le père biologique, le père adoptif

Le poster inclus dans la boîte de Mega Man 2 au Japon

Le poster inclus dans la boîte de Mega Man 2 au Japon

Né le 8 mai 1965 à Osaka, Keiji Inafume rejoint Capcom en 1987 après avoir été diplômé en arts graphiques. Pour son premier projet, il participe au méconnu premier épisode de Street Fighter où il conçoit entièrement le personnage d’Adon (l’avant-dernier adversaire, qui précède Sagat). Alors âgé de 22 ans, c’est encore un électron libre qui évolue au sein des différentes équipes du groupe, au gré des besoins des développeurs et des designers. On lui attribue généralement la paternité de Mega Man puisqu’il a repris avec brio la série pendant de longues années (avant de publier Mighty No.9 en indépendant, qui s’en inspire très largement), mais comme nous l’avons vu, c’est bien Kitamura qui est à l’origine du concept et même du premier sprite à son effigie. Inafume ne s’en cache d’ailleurs pas. « On me considère souvent comme le père de Mega Man, mais en réalité son design était déjà prêt lorsque j’ai rejoint Capcom, » explique-t-il au Tokyo Game Show de 2007. « Mon mentor Akira Kitamura, le designer du Mega Man d’origine, avait un concept de base de ce à quoi devait ressembler Mega Man. Je n’ai donc accompli que la moitié du travail pour le créer, » indique-t-il. Dans une interview accordée en 2013 à Tony Ponce, il précise son apport à la série. « C’est vrai que je n’ai pas conçu Mega Man, mais à l’époque, à chaque fois qu’il y avait un personnage à développer pour Famicom, il fallait le voir à l’écran et vérifier son rendu, s’assurer qu’il est visible et qu’on peut le jouer en le distinguant nettement de l’arrière-plan. Akira Kitamura a donc réalisé un personnage de quelques pixels qui apparaissait bien sur l’arrière-plan, il est venu de me voir et m’a demandé, « OK, je voudrais que tu dessines un personnage que l’on puisse décliner en un sprite pour Famicom. » C’était donc comme du reverse-design, Mega Man est né du personnage pixélisé qu’il avait créé, mais la véritable animation, son rendu définitif en tant que personnage, je l’ai créé en observant les pixels et en essayant d’imaginer à quoi il devait ressembler, » conclut-il.

09-megaman2Selon la propre formule de Florent Gorges, Akira Kitamura est donc le père biologique de Mega Man et Keiji Inafume son père adoptif. Si le premier Mega Man s’est mieux vendu qu’Inafume ne l’espérait, Capcom reste plutôt déçu des chiffres en regard des moyens déployés. Toute l’équipe pressent pourtant qu’elle tient là le héros et le principe d’une grande épopée aux nombreux épisodes. Ils supplient leurs supérieurs de les laisser préparer une suite, mais ceux-ci les affectent à un nouveau projet Professional Baseball Murder Mystery, qui ne sortira qu’au Japon. À force de persuasion, ils consentent à les laisser développer Mega Man 2, si toutefois ils n’avancent que sur leur propre temps libre. Kitamura et Inafume rempilent donc pour ce nouvel épisode avec toujours Nobuyuki Matshushima à la programmation. « Avant de travailler sur Mega Man, il était programmeur pour plusieurs entreprises, en particulier des sociétés industrielles. Il programmait des systèmes qui contrôlaient des machines industrielles. C’est vraiment lui qui a donné vie à Mega Man, » confie Kitamura.

La fameuse boîte US avec cette erreur signée Marc Ericksen, "Je ne connaissais rien à Mega Man et on m'a dit de le dessiner avec un pistolet dans la main"

La fameuse boîte US avec cette erreur signée Marc Ericksen, « Je ne connaissais rien à Mega Man et on m’a dit de le dessiner avec un pistolet dans la main »

Toujours à propos du développement, Kitamura poursuit : « Ses compétences en programmation étaient sans faille. Probablement parce qu’il avait travaillé dans un environnement où la moindre erreur pouvait coûter la vie de quelqu’un, il ne tolérait pas le moindre bug dans son travail. Mais il y avait une difficulté, avec la programmation de Matsushita : son code était lent. Pour être aussi parfait, avec autant de vérifications internes de sécurité et consorts, il fallait une grande puissance de traitement. Ses routines pour la détection des collisions, par exemple, étaient lentes. Dans ma première idée, Mega Man se rapprochait d’un shoot-em-up avec de nombreux ennemis à l’écran à la fois. Mais à cause de ces limites en programmation, j’ai dû revoir le concept. Le nouveau jeu présentait ainsi moins d’ennemis, mais avec un terrain plus varié. L’un des intérêts inattendus, c’est qu’avec moins de ressources on a pu s’autoriser ces différents effets graphiques sur le sprite de Mega Man. Sans le talent de Matsushita, on ne l’aurait même pas tenté. »

Keiji Inafune

Keiji Inafune

La marque de fabrique de Mega Man 2, c’est bien ce découpage du gameplay en deux séquences : le combat face aux huit robots de base (Metalman, Airman, Bubbleman, Quickman, Crashman, Flashman, Heatman et Woodman) afin de leur subtiliser leur pouvoir, puis les niveaux plus délicats jusqu’à la confrontation avec le Dr. Wily. En coulisses, chacun de ces robots est conçu par un character designer (Masanori Satou pour Metalman, Takashi Tanaka pour Bubbleman, Toshiyuki Kataoka pour Heatman…) ce qui, à l’image du principe du jeu, montre que dans le développement lui aussi, l’union fait plus que jamais la force. « J’avais l’habitude de dire à l’équipe que cela aurait été une erreur de créer ce jeu en se basant exclusivement sur l’image que j’avais en tête, » explique Kitamura. « Si nous n’avions pas composé Mega Man en ajoutant les contributions de chacun – la musique, les graphismes et ainsi de suite – le jeu n’aurait pas de sens, » conclut-il. « C’est d’ailleurs Matsushita qui a eu l’idée du changement de couleur de Mega Man, lorsqu’il change d’arme. Au début, je voulais que son apparence complète change lorsqu’il se transforme. Vous voyez la protubérance au sommet de son casque ? Il devait y avoir un symbole différent représentant chacune des armes. Mais pour de multiples raisons, nous n’avons pas pu utiliser ce principe. J’étais frustré, mais Matsushita m’a dit, « Que penses-tu de ça ? » en me montrant le mécanisme de changement de couleur. »

12-megaman2Par son développement entre purs passionnés, désireux de tirer le meilleur d’eux-mêmes et d’avancer en équipe, presque pour prouver à leurs superviseurs directs qu’ils avaient tort de ne pas croire fondamentalement en leur projet, Mega Man 2 est donc l’un des épisodes avec la plus grande richesse et profondeur de la saga. « De notre propre accord, on se réunissait sur notre temps libre et on travaillait vraiment dur, parfois 20 heures par jour, pour aboutir à ce résultat, on créait exactement ce qu’on avait envie de faire. Parmi toutes mes années dans les sociétés de jeux vidéo, ce fut le meilleur moment de mon travail chez Capcom, on avançait tous ensemble vers un même objectif, on posait les éléments, on faisait ce qui nous plaisait. Et cela se voit dans le jeu, nous y avons placé tous nos efforts et notre amour pour le concevoir, » résume rétrospectivement Inafune en avril 2004. Le jeu rencontra un immense succès et fut l’épisode qui s’est le mieux vendu de la série. Keiji Inafune rempile pour les épisodes suivants au point de devenir le responsable de toute la saga, tandis qu’Akira Kitamura quitte peu à peu la scène. Il fonde sa propre société, Takeru, où il conçoit un nouveau jeu autour de robots, Cocoron, sans toutefois rencontrer le même succès.

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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