Kid Icarus

L’année 1986 marque pour Nintendo une période créative particulièrement faste, où trois de ses sagas les plus monumentales – Mario, Zelda et Metroid – verront coup sur coup le jour en douze mois. Maîtrisant mieux que jamais le hardware, les équipes se lancent des défis et révolutionnent la manière de designer des jeux. Partageant plus que des racines avec Metroid, Kid Icarus est l’un d’entre eux. Et si vous pensiez que l’ascension de son héros Pit était déjà difficile, laissez-vous conter l’histoire de l’homme à son origine, Toru Osawa.

02-kid_icarusC’est peut-être mieux ainsi. Les anges limitent leurs apparitions. Ils savent se tapir derrière les nuages moutonneux, le regard espiègle. Saisir leurs contours un bref instant reste un privilège rare. Et on attend leur venue le sourire aux lèvres, persuadé qu’ils se reposent là-haut. Pit, le héros de Kid Icarus, est l’un d’entre eux. À une époque où les hommes et les dieux vivent en harmonie, les rôles sont clairement établis mais, il faut bien l’avouer, plutôt inégalement répartis – deux déesses règnent sur le Royaume des anges, Palutena du côté de la lumière et des récoltes luxuriantes, Médusa du côté des ténèbres et de l’obscurité. Bannie à jamais du royaume pour son appétit destructeur, Médusa prépare sa vengeance : elle destituera Palutena à son tour et l’enfermera en Enfer, âprement gardée par des nuées de monstres hideux et féroces. Jeune chérubin, Pit est le dernier espoir de la déesse de la lumière ; armé d’un modeste arc, il doit se frayer un chemin jusqu’au Palais des Cieux pour donner le coup de grâce à l’infâme despote et ainsi restaurer la paix. Mais avant d’en découdre directement avec l’envahisseur, il lui faudra rassembler trois précieux trésors – un bouclier, un arc aux flèches d’argent, et un casque ailé – gardés dans des palais très difficiles d’accès.

Gunpei Yokoi

Gunpei Yokoi

Au début des années 80, les rôles sont répartis chez Nintendo. Sous l’égide du président Hiroshi Yamauchi, trois groupes de recherche & développement rivalisent (au sens propre, comme au sens figuré) d’ingéniosité et de créativité pour donner naissance, coup sur coup, au matériel et aux jeux si innovants de l’éditeur. Gunpei Yokoi, qui administre le premier d’entre eux, est l’une des grandes têtes pensantes de la société – il donnera notamment naissance aux Game & Watch, puis contribuera à façonner le providentiel Donkey Kong de Shigeru Miyamoto qui sauvera la jeune filiale américaine de Nintendo (voir notre histoire à ce sujet). Son département R&D1 s’impose donc comme l’un des plus actifs de la société et devient un considérable vivier de talents, qui s’expriment tout autant du côté du character design que de la programmation ou de l’illustration sonore. C’est d’ailleurs dans ce contexte particulièrement stimulant que Shigeru Miyamoto et ses troupes mettent successivement au point Super Mario Bros. (1985) et The Legend of Zelda (1986). Conscient du génie créatif de son jeune poulain, Yamauchi confiera rapidement à Miyamoto sa propre division, R&D4, où officieront bien d’autres talents du groupe.

Yoshio Sakamoto

Yoshio Sakamoto

Car Shigeru Miyamoto est un peu comme Midas ; il transforme tout ce qu’il touche en or. Né le 23 juillet 1959, Yoshio Sakamoto sort fraîchement diplômé de l’Université des Arts d’Osaka lorsqu’il rejoint Nintendo en 1982. Il évolue alors sous le contrôle de Miyamoto, de sept ans son cadet, et pour sa première tâche il dessine certains sprites du jeu Game & Watch Donkey Kong, comme les barils que Mario doit éviter ou la grue qu’il active. L’année suivante, toujours dans le sillon de Miyamoto, il participe activement au design de Donkey Kong Jr. pour lequel il est crédité en tant que « pixel artist ». Conscient de son talent artistique et de ses capacités créatives, largement acquises au contact de Miyamoto, Gunpei Yokoi lui confie alors un rôle de premier plan au sein de son département R&D1. En 1986, Yoshio Sakamoto consacre alors toute son énergie à mettre au point l’univers, les personnages et le design de Metroid, une œuvre qui emprunte à Super Mario Bros. pour sa maîtrise de la plate-forme mais également à The Legend of Zelda pour son aspect jeu de rôle avec des armes à collecter et des évolutions du personnage.

Une croisade en solitaire…

Hiroji Kiyotake

Hiroji Kiyotake

Mais Metroid se démarque aussi par son univers sombre et mystérieux, directement inspiré du Alien de Ridley Scott auquel l’un des sbires monstrueux doit d’ailleurs son patronyme. C’est donc un projet ambitieux que Gunpei Yokoi ne prend pas à la légère : il lui affecte des ressources humaines plutôt considérables pour l’époque, d’autant plus que le département R&D3 de Genyo Takeda ébauche en parallèle de nouvelles puces mémoire susceptibles de débrider les possibilités des développeurs. Outre Yoshio Sakamoto à la direction, cinq programmeurs œuvrent donc sur le jeu, avec Hirokazu Tanaka du côté de la composition sonore (il s’était déjà illustré sur Balloon Fight et sur Donkey Kong), Makoto Kano au scénario, Hiroji Kiyotake au character design et Hirofumi Matsuoka au game design.

Toru Osawa

Toru Osawa

Face à cette armada déployée, Gunpei Yokoi souhaiterait plancher sur un autre projet qui exploite les mêmes bases technologiques que Metroid – à l’instar du monde de la lumière qui s’oppose à celui des ténèbres dans Kid Icarus, il faut offrir un contrepoint à l’univers délibérément sombre de Samus Aran, pour se diversifier et proposer un autre type de challenge. Les ressources étant toutefois majoritairement consacrées au premier projet, seul un développeur de R&D1 se lance dans pareil défi, Toru Osawa. Né le 17 décembre 1962 à Kyoto, il a étudié l’art et l’animation à l’Université Seika de sa ville avant de rejoindre les rangs de Nintendo en 1985. Quelques mois plus tard, on lui confie ainsi son premier jeu complet, un rôle qu’il va vraiment prendre à cœur. Passionné de mythologie grecque, il imagine dans un premier temps une histoire peuplée de créatures et de héros issus de L’Odyssée d’Homère, dans laquelle les dieux et les hommes cohabitent.

Hirofumi Matsuoka

Hirofumi Matsuoka

Osawa prépare donc seul tous les documents de travail et dessine lui-même les sprites. « Jusqu’à la fin du développement de Metroid, ils ne se souciaient pas qu’une seule personne travaille sur Kid Icarus. Une fois que Metroid était terminé, j’ai été rejoint par plus de membres, mais avant ça, ils disaient juste « Bonne chance ! », » explique-t-il dans une interview en 2004. Metroid sort le 6 août 1986 et toute son équipe prend des congés bien mérités. Osawa reste quant à lui seul au bureau, à avancer sur son projet dans la moiteur de l’été japonais. « J’ai fait des heures supplémentaires jusqu’à la fin du mois de juillet, et tous ceux qui avaient fini le développement de Metroid avaient pris des vacances pour se renforcer. Ensuite, quand je pensais « Allez, dépêche-toi ! », c’était déjà le mois d’août, et j’étais le seul à travailler ! (rires) Et quand Sakamoto est rentré de ses vacances, s’il voulait que je lui montre ce sur quoi je travaillais, je lui disais que « ce n’est pas possible !« , confirme-t-il.

… mais un marathon en équipe

08-kid_icarusLe responsable de Metroid découvre ainsi la copie d’Osawa en cours de route, et s’il reste très impressionné par ce qu’a pu accomplir seul le jeune développeur alors qu’il s’agissait de son premier projet, il constate qu’à ce stade il reste encore beaucoup de travail. Seul le mécanisme de tir à l’arc est véritablement construit et il faut donner de la cohésion au projet. Il convoque alors la quasi-totalité de l’équipe de Metroid en renfort. Hiroji Kiyotake, le character designer de Samus Aran et d’une grande partie de son univers, planche ainsi sur l’allure du chérubin et les multiples créatures qu’il devra affronter. « J’étais encore jeune, je n’étais pas du tout familier avec la nature des jeux vidéo, » rappelle Osawa. « Donc pour cette partie, Sakamoto a rejoint le développement pour m’aider à mettre les choses en ordre, » indique-t-il.

Makoto Kano

Makoto Kano

S’en suivent trois mois d’un intense marathon, où les membres de l’équipe enchaînent les nuits blanches sans relâche. « Je prenais des décisions pour le game design, et cette journée devenait une nuit blanche. Là-dessus arrivait le matin et si je disais « je vais dormir un peu », comme il n’y avait plus de futon ou un truc du genre, je devais attraper les rideaux, me couvrir avec, et aller dormir !, » se rappelle Sakamoto en 2004. C’est également à cette époque qu’Osawa s’est marié. Il avait planifié le mariage de longue date et pensait que Kid Icarus serait largement terminé à cette époque, mais la date arrivait à grands pas. Sacrifiant sa lune de miel contre trois jours de congés, il reçut un coup de fil de son superviseur, Yoshio Sakamoto, le deuxième jour alors qu’il s’apprêtait à passer à table. Le jeune marié n’eut pas d’autre choix que de revenir au bureau pour entamer le dernier sprint final. « À cette époque, c’était en permanence nuit blanche, heures supplémentaires, nuit blanche, heures supplémentaires, » ajoute-t-il. « C’était comme ça chaque jour. Cependant, même si je ne pouvais pas rentrer à la maison, j’étais heureux. » Les choses n’ont d’ailleurs fait qu’empirer à l’approche de l’hiver, alors que Nintendo coupe le chauffage la nuit pour préserver de l’énergie. Pour faire face à la froideur nocturne, les développeurs s’enroulent dans les rideaux et dorment quelques heures sous des boîtes en carton. « J’étais réveillé par les heures de travail régulières, » se souvient Osawa. « Quand on me disait « réveille-toi ! », je répondais docilement « d’accord ! » et je me levais, même quand j’avais une pancarte avec marqué « veuillez ne pas me réveiller avant 10h00 » à côté de moi. »

10-kid_icarusDans l’euphorie du moment, galvanisée par l’idée d’en finir ou terrassée par la fatigue, l’équipe met au point les concepts les plus loufoques et se détache peu à peu de la pure mythologie grecque. C’est dans ces moments qu’est né le Sorcier Aubergine, par exemple, qui peuple les palais (le quatrième niveau de chaque monde) et menace de transformer Pit en légume, lui bloquant ainsi tout mouvement. Un autre monstre récurrent, une sorte de grand nez chaussé de lunettes, est directement inspiré du compositeur de la musique du jeu Hirokazu Tanaka. Chez certains vendeurs du marché noir, il est aussi possible de payer à crédit – le joueur doit alors s’acquitter de sa dette dans la foulée, tous les cœurs qu’ils amassent ensuite ne sont pas comptabilisés. Kid Icarus reste ainsi pétri de cet humour absurde et de cette autodérision, en dépit de son challenge relevé et de son apparent sérieux.

Hirokazu Tanaka

Hirokazu Tanaka

La deuxième semaine de décembre, alors que la date fatidique du rendu approche à grands pas, le jeu n’est toujours pas terminé. Jusqu’à trois jours avant la sortie, Osawa est encore à son bureau. Le 16 décembre, la veille de son anniversaire, on lui indique « si le jeu n’a plus de bugs, alors considère qu’il est terminé« . Au Japon, Kid Icarus est d’abord sorti sur Famicom Disk System et les temps de production sont extrêmement raccourcis par rapport à la production de cartouches. En trois jours, toutes les disquettes, les manuels et les boîtes sont fabriqués. Osawa n’a même le temps d’ajouter les crédits de fin – la version japonaise en est donc dépourvue, ce qui sera très mal corrigé dans la version occidentale puisque son propre nom n’y figure même pas.

12-kid_icarusCe sprint final se ressent sur la cohésion générale de Kid Icarus, avec des premiers niveaux extrêmement difficiles où le joueur progresse verticalement sans jamais pouvoir faire marche-arrière et où la moindre chute est immédiatement sanctionnée. Le challenge est de taille, avec des monstres à l’effigie du dieu Pluton capables de voler l’arme de Pit dans le deuxième monde sans autre alternative que d’aller acheter un nouvel arc à prix d’or chez les marchands. Alors que Pit s’est équipé de l’épée, du bouclier miroir et des ailes, le combat final face à Méduse se déroule entièrement en scrolling horizontal à la manière d’un shoot-em-up, ce qui tranche radicalement avec le reste du jeu et ce qui paraît ajouté en toute hâte. Pour autant, cette difficulté très élevée était réellement le souhait des développeurs. « Le public était parfaitement prêt à y jouer, et nous étions parfaitement conscient de ce que nous proposions, » se rappelle Yoshio Sakamoto. Au final, Kid Icarus reste une œuvre mémorable qui, si elle n’a pas connu le succès de Metroid, reste l’un des titres les plus attachants et atypiques de la ludothèque de Nintendo, à l’image de son développement.

13-kid_icarusToujours présent chez Nintendo, Toru Osawa ne sera nullement dépité par une première expérience aussi chaotique. Il sera notamment le designer de Super Metroid (2004) et le scénariste de The Legend of Zelda: Ocarina of Time (1998), avant de devenir responsable du département Special Planning & Development de Nintendo.

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Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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