L’accueil réservé à The Legend of Zelda est phénoménal et comme Miyamoto en a pris l’habitude avec ses sagas à succès, il lui réserve une suite sans reprendre son souffle, pour étancher la soif d’un public d’aventuriers impatients de retrouver Link. Mais les exemples sont nombreux sur NES où les seconds épisodes tranchent radicalement avec les premiers ; Zelda ne déroge pas à la règle et prend une direction artistique totalement différente, avec un challenge bien plus corsé et les codes du RPG adoptés à un niveau que la saga ne connaîtra plus jamais.
Il fallait surprendre les joueurs acquis à la cause du jeune Link, bousculer leurs habitudes à peine contractées, et en ce sens, le pari de Shigeru Miyamoto est relevé haut la main. En forgeant son univers à partir de ses propres souvenirs de jeunesse dans la campagne de Sonobe, le premier épisode ne faisait que poser les fondations d’un édifice que l’on imagine déjà impérial tant l’imaginaire fécond de son auteur recèle encore bien des trésors à mettre en scène. En 2008, Toshihiko Nakago remet la main sur les documents de travail de Legend of Zelda et les présente à Takashi Tezuka et Satoru Iwata. Parmi ceux-ci, une planche de sprites éveille leurs souvenirs. « Elle est datée du 13 février 1985, » déchiffre Iwata, « soit à peine deux semaines après l’écriture des premières spécifications sur le tableau blanc. » Nakago reprend la parole, « nous nous sommes réunis tous les trois, nous avons noté chaque idée et voilà le résultat. » Médusé, Iwata demande si tous ces éléments ont été utilisés dans le premier épisode de Zelda. « Je vois des choses dont je ne me souviens pas, » ajoute-t-il. « Non, nous n’avons pas tout utilisé. Nous dessinions des éléments à utiliser par la suite, » répond Nakago. « Vous aviez déjà suffisamment d’idées pour les cinq à dix prochaines années ! Je suis stupéfait, » conclut Iwata.
C’est dans l’habitude de Miyamoto de battre le fer tant qu’il est encore chaud : Donkey Kong aura germé en Donkey Kong Jr. en un an à peine et Super Mario Bros. connaîtra un nouvel embranchement neuf fois plus tard, avec Super Mario Bros. 2. Mais voilà, il n’enchaîne jamais les épisodes en souscrivant à une quelconque logique commerciale et il s’aventure toujours là où on ne l’attend pas. « Dans un second jeu, il faut toujours savoir se renouveler et surprendre le joueur, » déclare-t-il en 2010, « chaque jeu doit être en prise avec son temps, il faut quelque chose de neuf. S’il avait fallu continuer à faire les jeux Mario toujours de la même manière, comme ça, nous n’y serions pas arrivés. » C’est pour cette raison que les seconds épisodes made in Nintendo sont souvent très différents des premiers, tant au niveau du gameplay que de la manière d’aborder le développement, ne serait-ce que pour explorer une nouvelle voie ou répondre à de nouvelles attentes des joueurs. « Je me suis toujours efforcé de développer les jeux par tâtonnements, en essayant des choses puis en rectifiant le tir, optant parfois pour un point de vue objectif ou d’autres fois en choisissant le point de vue du joueur, » indique Miyamoto en 2009. Ainsi, Mario cède la place au fils du gorille dans Donkey Kong Jr., ce qui joue évidemment sur la manière de se déplacer à l’écran et sur les objectifs. Super Mario Bros. 2 constitue un double changement : une difficulté accrue, en s’adressant à tous ceux qui connaissent par cœur le premier épisode, dans la version japonaise, et un univers multidirectionnel aux couleurs des mille et une nuits, avec quatre personnages, dans la version occidentale.
Hors des murs de Nintendo, un autre exemple de cet écart nous vient spontanément en tête : Castlevania II: Simon’s Quest ne suit nullement les couloirs lugubres mais linéaires du premier épisode pourtant auréolé de succès. Il gagne en liberté, étoffe son histoire et propose au joueur de converser avec l’extérieur, de dialoguer la confrontation du bien et du mal alors que seul le fouet parlait dans le premier épisode. Les équipes de développement sont pourtant peu ou prou les mêmes entre les deux épisodes, mais après s’être enfermés parmi les toiles d’araignées et les chauves-souris du château de Dracula dans Castlevania, leur soif de liberté et leur envie de rencontrer les habitants du monde extérieur étaient trop fortes. Pas de méprise : Simon’s Quest est légèrement postérieur au Zelda II: The Adventure of Link qui nous intéresse aujourd’hui (il sort le 28 août 1987 contre le 14 janvier 1987 pour ce dernier), et nous ne sous-entendons donc pas qu’il ait inspiré les troupes de Miyamoto – mais l’écart entre les deux épisodes et le parallèle avec la saga de Link sont étonnants, comme nous allons le voir.
À autres auteurs, autre copie
Link a réussi à triompher de l’infâme Ganon dans The Legend of Zelda, mais la paix n’est pas restaurée pour autant dans le Royaume d’Hyrule, qui subit toujours les assauts de ses sbires dans le secret espoir de ressusciter leur maître déchu. À l’approche de son seizième anniversaire, Link voit la marque de la Triforce apparaître comme par magie sur le revers de sa main. La vieille nourrice de la princesse Zelda, Impa, lui révèle le grand secret d’Hyrule : la paix était autrefois assurée par la triforce, aujourd’hui divisée, et seule la princesse connait l’emplacement du troisième et dernier morceau. Ne voulant pas parler, un sorcier l’a plongée dans un sommeil éternel dont seul le porteur de la marque pourra l’en tirer. Link se voit confié six cristaux par Impa, à placer dans des statues cachées dans autant de palais disséminés dans le royaume. S’il y parvient, il révélera l’entrée d’un dernier donjon contenant la Triforce du Courage – le seul artefact susceptible de réveiller Zelda.
Les terres d’Hyrule à explorer, un Link ragaillardi à la lumière de son adolescence et sept palais à visiter : autant d’éléments qui, sur le papier, invitaient à un second épisode facile à composer, s’inscrivant sur la même ligne que son auguste prédécesseur. Mais Shigeru Miyamoto fourmille d’idées et souhaite se réinventer, en proposant aux joueurs un gameplay fondamentalement différent. Quatre raisons président en réalité à ce changement de direction. Il y a tout d’abord la popularité de Dragon Quest au Japon, développé par Enix la même année que The Legend of Zelda, et qui s’est immédiatement érigé au rang d’emblème du J-RPG. Miyamoto ne méconnait pas la série, et cite même le réalisateur des cinq premiers épisodes, Koichi Nakamura, lors de la sortie du premier épisode de Link. « Le revers de la médaille lorsque l’on travaille à quelque chose de nouveau, c’est que l’on craint vraiment que les joueurs ne comprennent pas ce qu’il faut faire, un peu comme la peur de Nakamura lors de la sortie du premier Dragon Quest, » indique-t-il dans une interview de 1994. Il faut également lire le fantastique échange entre Miyamoto et Yuji Horii, le véritable créateur de Dragon Quest, paru en 1989 et dans lequel ils confrontent leurs développements respectifs de l’époque, A Link to the Past et Dragon Quest IV. L’œuvre de Horii cède évidemment une place plus importante à la magie et aux dialogues que le premier épisode de Zelda.
La deuxième raison qui pousse au changement tient à l’indéniable maîtrise du scrolling horizontal, et de la manière de composer des niveaux en conséquence, qu’a désormais contractée son équipe. Avec Super Mario Bros., Takashi Tezuka et Shigeru Miyamoto noircissent des planches de dessin, en déroulant toute l’action et en plaçant les ennemis et les blocs avec une science toute minutieuse. La troisième raison vient d’autres talents internes : Yoshio Sakamoto a développé Metroid le 6 août 1986, soit moins de six mois après The Legend of Zelda, et outre son atmosphère unique teintée de science-fiction, il a conçu un environnement riche que le joueur est invité à explorer librement, à travers un scrolling multidirectionnel – seule l’absence de certains pouvoirs spécifiques ou des caractéristiques de l’héroïne trop faibles l’empêcheront d’accéder à certaines zones. Enfin, la quatrième raison est structurelle : déjà très occupés à plancher sur Super Mario Bros. 3, les membres-clés de l’équipe comme Takashi Tezuka, Toshihiko Nakago ou Koji Kondo ne sont pas disponibles. Il faut du sang neuf dans le département R&D4 que gère Miyamoto et l’expérience porte d’ailleurs ses fruits, en parallèle, sur le développement Yume Kōjō: Doki Doki Panic qui n’est encore qu’une commande avant de s’imposer comme le futur Super Mario Bros. 2 occidental.
Quand Link rencontre Mario
Si Shigeru Miyamoto reste évidemment le producteur de Zelda II: The Adventure of Link, la direction de l’épisode est confiée à deux game designers – Tadashi Sugiyama et Yoichi Yamada. Le premier, nous l’avons déjà rencontré : né le 15 avril 1959, il est embauché en 1983 parmi les premiers illustrateurs de Nintendo, et il crée en particulier le design et les personnages d’Ice Climber. Né le 1er avril 1964, Yoichi Yamada a un profil plus atypique au sein de la société, où il est entré en avril 1985 à 21 ans seulement. Il fait ses premières classes au sein du département R&D2 de Masayuki Uemura avant d’être transféré dans l’équipe de Miyamoto, pour lequel il créera quelques niveaux de Yume Kōjō: Doki Doki Panic et participera à sa direction artistique avant de gagner ses galons de co-directeur de Zelda II. Il entretiendra toutefois toujours un sérieux goût pour l’électronique, propre à son mentor d’origine, puisqu’il sera intimement impliqué dans le développement des puces du SuperFX qui équipent Starfox pour lequel il est assistant directeur et responsable des niveaux. Son destin le liera toutefois largement à la saga de Zelda, il officiera sur la quasi-totalité des épisodes en tant que superviseur ou responsable de la planification.
Du côté de la programmation, l’essentiel de la tâche est confié à Kazuaki Morita que nous avons lui aussi rencontré dans le développement d’Ice Climber. « Le premier jeu que j’ai programmé, Ice Climber, est mon échauffement sur NES, j’ai ensuite plongé dans la tâche fascinante de travailler sur le code de Super Mario Bros. C’était un projet qui m’avait beaucoup effrayé à l’époque, il m’a réellement appris l’importance d’un code sans faille, » confie-t-il au magazine Nintendo Power en 2005. On retrouve également trois autres développeurs qui font ici leurs premiers pas, Shigehiro Kasamatsu, Tatsuo Nishiyama et Yasunari Nishida – ils poursuivront tous trois leur expérience sur Super Mario World et The Legend of Zelda: A Link to the Past, entre autres. L’ombre de Toshihiko Nakago plane toutefois toujours sur le royaume d’Hyrule et il est crédité au développement. Du côté de l’audio, Koji Kondo cède la place à Akito Nakatsuka, un vétéran du domaine chez Nintendo qui avait déjà œuvré sur Excitebike ou Mike Tyson’s Punch-Out!!.
Même si le « triangle d’or », tel que l’a défini Satoru Iwata, n’œuvre pas dans son intégralité au développement de Zelda II: The Adventure of Link, l’équipe n’est donc pas dénaturée pour autant ni apocryphe et compte quelques forces vives de l’entreprise. Aux yeux de Miyamoto, l’enjeu sur papier est très ambitieux : verser l’essence de Super Mario dans l’univers de Zelda, afin de servir un gameplay plus riche et engageant. « Je ne pense pas que l’histoire seule rend un jeu intéressant. Pas de méprise, je ne veux pas qu’on pense que j’ignore l’intérêt de l’histoire ou que je considère qu’elle n’a aucune valeur. Ma première priorité, c’est que le gameplay soit intéressant, » indique Miyamoto dans une interview à Nintendo Power en août 1998. « Ce que je veux dire, c’est que le joueur participe activement au jeu. L’histoire n’est qu’un moyen d’intéresser les joueurs, comme les ennemis ou les puzzles. Si vous cherchez une bonne histoire, vous devriez lire un livre ou voir un film. La différence tient à la participation. Dans un jeu, vous rencontrez un personnage mais vous ne découvrez l’histoire que par la suite, après avoir fait quelque chose qui en révèle sa pleine vérité. Tout tient au joueur. Vous n’avez ce type d’expérience qu’avec le divertissement interactif. Bien sûr, le scénario, les personnages et les éléments graphiques sont tous importants, mais c’est cette attitude active qui est primordiale, » conclut-il.
Si le premier volet de la saga scindait la représentation visuelle entre un monde extérieur et une série de donjons, Miyamoto veut aller plus loin pour renforcer précisément l’engagement du joueur : c’est désormais le gameplay qui sera double, partagé entre des déplacements vus du dessus sur une carte plus grande que jamais et les scènes d’intense action avec un scrolling essentiellement horizontal, comme Mario. Le résultat est déconcertant à première vue : sitôt sorti du palais de Zelda où elle est endormie, vous naviguez sur une carte en retrouvant les éléments fondateurs d’Hyrule, comme ses plaines verdoyantes, ses déserts arides, ses monts escarpés et désormais ses multiples villages. À intervalles très réguliers, trois pictogrammes matérialisant des groupes d’ennemis fondent vers vous, avec peu de place pour les esquiver – le principe est directement emprunté à des J-RPG classiques, comme Dragon Quest ou Final Fantasy. Vous basculez alors vers une représentation au scrolling horizontal, dans laquelle les ennemis réapparaissent à merci ce qui ouvre la porte au farming.
Car désormais adolescent, Link voit ses caractéristiques évoluer : il dispose d’une jauge de magie et de vie, ainsi que de capacités que vous améliorez en récoltant des points d’expérience. Exit les rubis à débourser chez les marchands, ces points deviennent la monnaie suprême, celle que vous amassez avec la même avarice et que vous échangez automatiquement contre l’une des caractéristiques à gonfler. Autre nouveauté significative qui le rapproche d’un Mario : vous commencez la partie avec trois précieuses vies, alors que le jeu d’origine et les épisodes suivants donnent sans cesse la possibilité de recommencer la partie, et vous rencontrez donc le « game over » si vous les perdez toutes. Sauvegarde oblige (sur Famicom Disk System, au Japon, et sur cartouche avec pile au lithium en Occident), vous ne perdez évidemment pas votre progression mais vous entamez à nouveau la partie depuis le chevet de Zelda, ce qui vous oblige à battre la campagne, et donc à saccader sans cesse la quête par ces rencontres inopinées avec des monstres sur la carte.
Du côté des défis, le challenge monte de plusieurs crans : avec les vue latérale, les palais évoquent davantage la construction de Metroid, où l’on prend de multiples ascenseurs jusqu’à se perdre dans des dédales qui vous forcent à mémoriser au mieux le parcours. Les ennemis gagnent également en complexité et certains d’entre eux figurent parmi les plus coriaces de l’univers de Zelda, avec une maîtrise du bouclier sans pareille pour l’époque ou des motifs particulièrement retors à anticiper. De vrais labyrinthes de cavernes parsèment l’aventure et plus que la dextérité ou le sang-froid du joueur, Zelda II met surtout à l’épreuve sa patience tant les game overs se multiplient. À la manière des Lost Levels de Mario, c’est donc souvent un épisode considéré comme réservé aux experts, même s’il présente un charme indéniable et une réalisation technique hors-pair.
« I am Error. »
De son propre aveu, Zelda II: The Adventure of Link constitue pourtant le petit caillou dans la chaussure de Shigeru Miyamoto. « Lorsque nous concevons des jeux, nous préparons des plans de nos intentions et, au fil du processus, ils évoluent et grandissent, » indique-t-il en 2013. « Dans Zelda II: The Adventure of Link, malheureusement, nous nous en sommes purement tenus à ce que nous avions prévu sur papier, » conclut-il. Puisqu’il développait les jeux « par tâtonnements« , est-ce parce qu’il ne pouvait pas rebondir sur les idées de Takashi Tezuka, avec lequel il noue une véritable relation d’amitié, qu’il ressent cette amertume et ce goût d’inachevé ? Ou est-ce parce qu’il est déjà tout occupé au développement de l’une de ses plus grandes œuvres, Super Mario Bros. 3, qu’il ne parvient pas réellement à insuffler au monde extérieur les multiples secrets qui ont toujours fait le sel de Zelda ? Mises à part quelques zones cachées, des cases précises sur lesquelles il faut se tenir pour révéler une aire contenant un bonus d’expérience ou une vie, il n’y a plus ces murs à fissurer, ces tombes à pousser ou ces arbustes à brûler.
Zelda II: The Adventure of Link n’est nullement raté, mais il est au fond mal équilibré et pêche par excès de gourmandise, à la manière des Lost Levels qui n’ont pas la science du positionnement des ennemis, des pièges et des récompenses des plus grands épisodes de la saga. Au fond, il reste un jeu prodigieusement riche et long, mais en découvrir tous les ressorts joue considérablement sur notre patience – la Triforce du courage, chèrement gagnée à la fin de l’épopée, n’est donc pas usurpée. S’il inspirera à son tour d’autres jeux très réussis, comme The Battle of Olympus (mars 1988), il souffre probablement trop de la comparaison avec The Legend of Zelda, dont la découverte émerveillée reste l’un des plus grands séismes vidéoludiques de tous les temps. C’était aussi l’un des premiers tours de chauffe d’une grande partie de l’équipe, qui saura considérablement capitaliser sur cette expérience pour se donner corps et âme par la suite.
Et à la manière de ces trente jeux fondateurs dans notre cœur de gamer, il présente d’invisibles et innombrables répercussions sur ce qui nourrit notre passion aujourd’hui encore, comme autant de warp zones à travers le temps, de miroirs qui reflètent, par-delà les décennies, ce qui fait l’essence de notre plaisir de jouer : entretenir un dialogue intime avec tous ces créateurs de génie.
« Lorsque j’ai découvert les jeux vidéo, c’était intéressant parce que je ne cessais de me rendre compte qu’ils matérialisaient tout ce que j’aimais lorsque j’étais plus jeune, du dessin au design industriel, en passant par la musique et toutes sortes de choses que j’adore. L’ère des jeux vidéo en 3D est ensuite venue, et lorsque j’étais plus jeune, j’adorais créer des marionnettes et organiser des spectacles, c’était comme si je continuais à faire un spectacle de marionnette dans l’environnement 3D d’un jeu vidéo. Je me suis rendu compte que plus j’avançais dans ma carrière de concepteur de jeux vidéo, plus je rencontrais tout ce que j’aimais lorsque j’étais enfant. »
Shigeru Miyamoto, entretien à l’E3 de 2015
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