Faut-il encore le présenter ? Sortie tout droit du cerveau de Toru Iwatani, la plus célèbre boule jaune des jeux vidéo s’est rapidement imposée comme l’une de ses principales mascottes, allant jusqu’à se décliner à des milliers de produits dérivés et même un dessin animé pour lequel notre William Leymergie national a poussé la chansonnette. Si ce dernier aspect reste peut-être à oublier, la version NES n’est pas non plus l’édition la plus connue du genre, il faut bien le reconnaître – elle nous donne toutefois l’occasion de nous pencher sur l’une des sagas les plus emblématiques et lucratives des jeux vidéo.
Nous sommes déjà revenus sur la fondation de Namco lors de notre rétrospective de Galaga, en particulier sur la personnalité si atypique de son patron Masaya Nakamura, aux colères emblématiques et aux coups de sang qui glaçaient le dos de ses équipes de développement. Est-ce parce qu’il contrôlait ses salariés avec une telle poigne de fer et qu’il faisait régner la terreur dans leurs rangs qu’il réussit à en tirer le meilleur et à publier, coup sur coup, certaines des séries les plus cultes des jeux vidéo ? Galaxian, Dig Dug, Xevious ou Pole Position comptent parmi les jeux fondateurs de l’industrie et sont tous apparus avant la création de la Famicom au Japon. Une fois l’industrie clairement installée, l’éditeur a encore accentué son impact et des séries comme Ridge Racer ou Tekken n’ont constitué que le prolongement naturel de son histoire déjà largement établie à travers les décennies. Mais dans la liste que nous venons de rappeler, un titre a été passé sous silence alors qu’il constitue à lui seul l’accomplissement le plus envié du marché : Pac-Man.
Né le 25 janvier 1955 dans le quartier Meguro de Tokyo, Toru Iwatani est un autodidacte complet lorsqu’il rejoint Namco en 1977. S’il se passionne moins pour l’informatique que pour les arts graphiques, au départ, il trouve pourtant rapidement sa place chez cet éditeur touche-à-tout qui multiplie les projets à la fin des années 70. « J’étais intéressé dans la création d’images capables de parler aux gens. L’ordinateur n’est pas le seul média à reposer sur des images ; j’aurais pu verser dans le cinéma ou la télévision, mais un peu par hasard je me suis retrouvé face à l’ordinateur, » explique-t-il en 1986. « Quand je suis entré chez Namco à 22 ans, je n’avais pas encore établi ma vision personnelle de ce que j’allais y accomplir. Ma contribution prit finalement la forme des jeux vidéo ! Je n’avais pas de formation, j’étais pleinement autodidacte, je n’entrais pas dans le moule des designers graphiques. J’avais juste une idée forte de ce qu’un game designer devait apporter – concevoir des projets susceptibles de rendre les gens heureux, » poursuit-il.
Ce statut atypique parmi les développeurs de jeux vidéo nous éclaire finalement rétrospectivement sur la portée de Pac-Man et sur les raisons de l’incroyable engouement qu’il a suscité : il est issu de l’imagination de quelqu’un qui ne réfléchit nullement en termes de limites de programmation ou de contraintes matérielles, mais bel et bien d’un inventeur souhaitant matérialiser un concept avant tout, une émotion. « Tous les jeux disponibles à l’époque étaient violents et s’établissaient dans le contexte d’une guerre ou de l’invasion d’extra-terrestres. Il n’y avait aucun jeu que tout le monde pouvait réellement apprécier, en particulier aucun pour les femmes. Je voulais développer un jeu plus « comique », accessible à tous, » confie-t-il en 1986. « C’est tout d’abord le kanji « taberu », manger, qui m’est venu en tête. Le game design, vous savez, commence souvent par des mots. J’ai essayé de jouer autour du mot, de dessiner des croquis dans mon carnet. J’aime souvent rappeler que Pac Man tire son origine d’un déjeuner où j’avais très faim et où j’ai commandé une pizza entière. Je m’en suis taillé une part, et il restait devant moi la forme de Pac Man. Mais en japonais, le mot qui désigne la bouche (kuchi) est de forme carrée. Il n’est pas circulaire comme une pizza, j’ai décidé de l’arrondir. Il y avait la tentation de rendre la forme de Pac Man moins simple. Lorsque j’ai esquissé le jeu, quelqu’un m’a suggéré de lui ajouter des yeux. Mais on a finalement écarté l’idée parce qu’après avoir ajouté des yeux, on aurait voulu lui mettre des lunettes et peut-être une moustache. Ça aurait été sans fin, » conclut-il.
Un développement à la minutie extrême
Si le concept de Pac-Man est apparu lors d’un déjeuner, il est surtout né de l’appétit de Toru Iwatani pour créer un jeu accessible à tous, qui se démarque fondamentalement des autres productions de l’époque. « La nourriture est donc au centre du concept de base. Dans mon design initial, je plaçais le joueur au centre d’un parterre d’aliments disséminés à l’écran. Mais en y repensant, j’ai réalisé que le joueur ne saurait pas exactement quoi faire ; l’objectif du jeu restait obscur. J’ai donc créé un labyrinthe, qui définit la structure dans laquelle évolue le joueur, » raconte-t-il. « En japonais, le mot « paku paku » désigne le mouvement de la bouche qui s’ouvre et se ferme lorsque l’on mange. Le nom Pac Man en dérive naturellement. Mais il n’y a pas vraiment de plaisir dans un jeu autour de la nourriture, j’ai donc créé des ennemis pour injecter de la tension et de l’excitation. Le joueur devait combattre les ennemis pour récupérer des aliments. Et chacun de ces ennemis avait sa propre personnalité. » Pakku-man devient Puck-man au Japon, puis Pac-Man aux États-Unis afin d’éviter de fâcheux jeux de mot que les jeunes n’hésitaient pas à tracer au marqueur sur les premières bornes importées.
Dans une interview de 2015 au Financial Times, Toru Iwatani revient plus précisément sur la création de ces fantômes. « M. Nakamura était très effrayant. Tous les développeurs et toutes les personnes de notre âge savaient que chaque fantôme devait avoir une couleur différente… Mais M. Nakamura voulait qu’ils soient tous rouges. J’avais 26 ans et j’étais terrifié à l’idée de confronter le boss, » se rappelle-t-il. « Je lui ai donc présenté des chiffres. J’ai conduit une enquête en interne, parmi mes collègues, et je l’ai présentée les mains tremblantes à M. Nakamura. C’était 40-0 en faveur des fantômes de couleur, et il a finalement accepté, » conclut-il. Les couleurs des fantômes ne doivent donc rien au hasard et elles sont aussi conçues pour « plaire aux femmes« . Iwatani révèle que ces adversaires recouvrent en réalité deux fonctions. Ils ont tout d’abord participé à l’intérêt conceptuel de Pac-Man et à ses racines psychologiques : « Il y a une situation drôle où les rôles s’inversent et où les fantômes sont poursuivis par Pac-Man. À l’époque, en battant les fantômes, les joueurs se sentaient ragaillardis, libérés. Le jeu s’inspirait ainsi de cet aspect de la psychologie humaine, dans lequel il n’est pas seulement amusant d’être poursuivi mais aussi d’inverser les rôles et de chasser et de battre les adversaires de temps à autres, » indique-t-il.
Le second aspect est intimement lié à la programmation et aux contraintes techniques de l’époque. « Dans la conception du jeu, l’aspect le plus complexe fut le développement de l’algorithme des quatre fantômes, pour que leurs mouvements soient bien coordonnés. C’était difficile parce qu’ils sont au centre du jeu. Je voulais que chaque fantôme ait son propre caractère, avec des mouvements distincts pour qu’ils ne pourchassent pas Pac-Man en file indienne, ce qui aurait été fastidieux. L’un d’entre eux, le rouge appelé Blinky, chasse directement Pac-Man. Le deuxième fantôme se positionne à quelques points de la bouche de Pac-Man. S’il se tient au centre de l’écran, les monstres A et B sont à équidistance, mais se déplacent indépendamment, pour le prendre en « sandwich ». Les deux autres fantômes se déplacent plus aléatoirement et s’approchent de Pac-Man de manière naturelle, » explique Iwatani. « Lorsqu’un être humain est constamment attaqué, il peut se décourager. Nous avons ainsi développé un système d’attaques par vagues avant une dispersion ; les fantômes se regroupent ensuite et attaquent à nouveau. Les pics et les creux dans l’intensité de ces assauts sont de moins en moins prononcés au fil du temps, et les fantômes attaquent donc plus fréquemment, » termine-t-il.
À la conquête du monde entier
Si à l’écran, on a tendance à ne voir qu’un jeu du chat et de la souris, la réalité programmatique est donc nettement plus contrastée et contribue au charme discret de ce challenge, alors que visuellement les éléments semblent peu évoluer. Ce soin apporté au moindre détail explique également la durée de développement anormalement longue pour un jeu de l’époque, un an et cinq mois. Pac-Man sort finalement le 22 mai 1980 au Japon, dans les salles d’arcade, et connaît un succès sans précédent dès sa première année d’exploitation, en particulier aux États-Unis où une vraie pacmania déferle. Il est entré en 2008 dans le Guinness Book pour le record du plus grand nombre de bornes d’arcade vendues, avec 293.822 machines écoulées et on estime qu’elles auraient ingérées plus de sept milliards de pièces de monnaie, soit plus de 2,5 milliards de dollars dans la seule version arcade. Toru Iwatani raconte toutefois qu’il n’a pas profité personnellement de la création de Pac-Man, « à vrai dire, il n’y avait pas réellement de récompense ni d’intéressement dans le succès de Pac-Man. J’étais un simple employé. Je n’ai pas connu de changement de salaire, de bonus, ni de citation de n’importe quel ordre, » indique-t-il en 2007.
Il existe évidemment des dizaines de portages sur toutes les plates-formes du marché, dont l’édition pour NES sortie en 1984, ainsi que de multiples suites directes qui reposent sur le même concept. C’est aussi l’un des jeux les plus imités et copiés au monde. Très étonnamment, il a fait l’objet d’un tel clone, ou tout du moins d’un jeu qui s’en inspire fortement, développé par Nintendo dans le département R&D4 de Shigeru Miyamoto lui-même. Intitulé Devil World, il a bien été conçu par le père de Mario et par Takashi Tezuka, et il s’agit d’ailleurs du tout premier jeu dont la musique a été composée par Koji Kondo. Dans ce titre, on incarne le dragon Tamagon qui évolue dans un labyrinthe en tout point similaire à celui de Pac-Man. En haut de l’écran, un diablotin déplace l’aire de jeu et impose ainsi au personnage de suivre une certaine direction. Le jeu est constellé de références bibliques et les pac-gommes sont d’ailleurs remplacées par des croix tandis que des bibles défilent à l’écran. C’est précisément pour cette raison que Devil World est la seule création de Shigeru Miyamoto à n’avoir jamais vu le jour aux États-Unis. Sorti le 5 octobre 1984 au Japon, soit la même année que l’édition de Pac-Man sur la console 8 bits de Nintendo, le jeu est également disponible en Europe le 15 juillet 1987 mais il se limite à quelques régions spécifiques, en particulier la zone scandinave. Comme nous allons le voir, il revêt toutefois une importance insoupçonnée, en particulier pour la réflexion autour de la notion de scrolling, telle qu’elle sera appliquée quelques mois plus tard dans Super Mario Bros.. Mais c’est une autre histoire.
Après avoir enseigné les principes du game design à l’Université des arts d’Osaka, Toru Iwatani quitte définitivement Namco en mars 2007. Il est depuis professeur à l’Université Polytechnique de Tokyo où il enseigne la création de jeux vidéo. « Je me suis rendu compte de l’importance de l’enseignement. Je pense qu’il est plus important de passer l’expérience que j’ai pu accumuler ces trente dernières années à la nouvelle génération, » indique-t-il. « Le développement de jeux vidéo est une activité de groupe, la communication est donc cruciale. Mais c’est aussi un processus créatif, l’affirmation de soi est donc nécessaire. J’espère encourager mes étudiants à trouver le juste équilibre entre l’affirmation de soi et la coopération, » ajoute-t-il.
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