Cela n’aurait pu qu’être l’histoire du copiste ayant dépassé le maître ce qui, en soi, relève déjà du tour de force remarquable. Mais avec un trésor d’inventivité et la volonté de proposer un vrai challenge au joueur chevillés au corps, Machiguchi Hiroyasu s’écarte bien vite du Xevious de Namco pour proposer une lecture fraîche du shoot-em-up. Non seulement il pose les graines de l’une des plus célèbres sagas du genre, mais il s’érige lui-même en tant que chef de file.
À y regarder de près, les shoot-em-up ne sont que la réinterprétation réussie d’une matrice déjà posée par Pong, considéré comme l’un des premiers jeux vidéo de l’histoire. L’immensité de l’espace leur offre le même arrière-plan noir en guise de toile de fond, et ils partagent le même goût pour ces pixels que l’on renvoie avec habileté aux adversaires. Il y a toutefois dans les shoot-em-up la volonté de s’inscrire dans un scénario et une histoire, là où Pong n’écrit au fond que le récit instantané et sans cesse renouvelé de la confrontation entre deux joueurs. Développé en 1978 par Tomohiro Nishikado pour le compte de Taito (replongez dans notre histoire de Bubble Bobble pour de plus amples détails à ce sujet), Space Invaders illustre ce rapprochement par ses choix esthétiques, largement dictés par les contraintes technologiques de l’époque, comme son design en noir et blanc et le fait que l’écran reste statique.
Ses successeurs immédiats, comme Galaxian en 1979, Galaga en 1981 puis Xevious en 1983, tous trois édités par Namco ce qui parachève d’ériger la société au rang de maître incontesté du genre, prolongent le concept. On assiste ainsi successivement à l’apparition de la couleur et d’effets d’animation plus riches, avec le premier, de mouvements plus subtils, de statistiques sur la précision et de niveaux bonus, avec le deuxième, et enfin d’un scrolling vertical, de graphismes très détaillés et de boss de fin de niveau avec le troisième. En quatre ans à peine, l’évolution des shoot-em-up est considérable et des « camps » commencent déjà à s’établir parmi les joueurs, privilégiant telle ou telle approche ou souhaitant capitaliser sur une expérience chèrement acquise au terme de centaines d’heures de travail. Car il faut dire que si le genre a aussi rapidement évolué, c’est également parce qu’il est très lucratif pour les éditeurs comme les gérants de salles d’arcade ; d’interminables files d’attente se dressent derrière chacune des bornes et il faut fréquemment vider les monnayeurs.
Konami ne pouvait évidemment pas rester insensible à pareilles sirènes. Spécialiste des bornes d’arcade, l’éditeur développe ses premiers jeux à la fin des années 70 et commence d’ailleurs sa carrière avec la publication de clones de Space Invaders, comme l’autoproclamé Space King (1978). Tokuro Fukiwara, qui donnera ensuite naissance à Ghosts’n Goblins puis à de nombreuses séries à succès comme Mega Man 2 (et suivant) ainsi que Resident Evil du côté de Capcom, avait précisément évolué de 1982 à 1984 chez Konami et avait travaillé sur des titres du même tonneau. Né en 1960, Machiguchi Hiroyasu et engagé la même année que Fukiwara chez Konami, incarnera finalement celui qui donnera ses galons à l’éditeur dans le domaine des shoot-em-up.
Faire mieux que la concurrence
En 1981, soit un an avant l’arrivée de Hiroyasu dans ses rangs, Konami publie Scramble (alias Super Cobra, en occident), un shoot-em-up à scrolling horizontal dans lequel un hélicoptère doit se frayer un passage entre des corridors étroits qui défilent à vive allure, abattre des vaisseaux ennemis et détruire des réservoirs d’énergie. « J’ai rejoint Konami en 1982. À l’époque, je n’aimais pas tant que ça les jeux vidéo… ou plutôt, je ne connaissais pas grand-chose à leur sujet, » se souvient Machiguchi Hiroyasu dans une interview parue en septembre 1999. « Après avoir été embauché, j’ai du tout apprendre à leur sujet. J’ai commencé en tant que designer, mais au bout de quelques temps, je me suis rendu compte que je n’avais aucun talent particulier (rires). J’ai donc été reconduit en tant que programmeur. On m’a confié une équipe, mais puisque vous ne pouvez pas réellement concevoir un jeu vidéo avec vos seules idées, j’ai demandé à tout le monde le type de jeu qu’ils voulaient créer. À ma surprise, tout le monde a répondu « un shoot-em-up ! » et c’est ainsi que le projet a pris forme. À cette époque, c’était l’âge d’or de Xevious de Namco, et on a tous eu le sentiment enthousiaste que, si on allait créer un shoot-em-up, il fallait surpasser Xevious. Quant au choix d’un scrolling horizontal, c’est parce qu’on disposait encore des éléments de Scramble et qu’on nous a demandé de les réutiliser le plus possible. En réalité, Gradius devait à l’origine être Scramble 2, » poursuit-il.
Dans Gradius, vous êtes à bord du Vic Viper, un vaisseau futuriste à la coque blanche chromée qui fend l’espace intersidéral face à l’armada technologique d’une race extra-terrestre, l’empire Bacterian. « Comme c’était notre tout premier titre, on n’avait pas vraiment confiance en nos moyens. On était tous très anxieux. En tout état de cause, nous avons commencé à trouver quelques idées et nous les testions directement en temps réel en visionnant ce qui se passait sur le moniteur. Par exemple, dans le cas des options, nous avons dû essayer une vingtaine de pattern de déplacement et l’on procédait par élimination dès que l’un d’entre eux ne fonctionnait pas. Le développement de Gradius a duré un an, et tout ce temps ne fut qu’un long processus d’expérimentation et de continuel raffinement, » indique Hiroyasu.
Le système des options est précisément l’un des plus grands apports de Gradius en son temps. En bas de l’écran figurent en permanence six cases intitulées « speed up », « missile », « double », « laser », « option » et « ? ». Lorsque vous éliminez une nuée d’ennemis, le dernier d’entre eux laisse dans son sillon une petite capsule énergétique qui fait progresser ces cases. Si vous êtes pressé, vous pouvez donc immédiatement l’utiliser pour débloquer l’option « speed up » et ainsi profiter de mouvements accélérés pour Vic Viper. En faisant preuve d’une plus grande patience, vous cumulez les options et vous atteignez les bonus plus rares, comme les dévastateurs rayons laser. À chaque utilisation, vous revenez au début des options et vous pouvez ainsi personnaliser votre vaisseau de manière unique, en cumulant les éléments de votre choix. « On a vraiment galéré avec cette jauge de power-up, c’était l’aspect le plus difficile. On a tout d’abord essayé un système où vous récupériez directement des options individuelles, comme un objet « speed up » ou « missile », mais ce n’était pas satisfaisait, » commente Hiroyasu. « On voulait donner aux joueurs une vraie liberté de choix. Et pas seulement la possibilité de prendre ou non un élément, mais quelque chose de plus détaillé. On a donc imaginé ce système où les joueurs récupèrent des power-up qu’ils stockent, mais on a vraiment lutté pour décider de la manière de les utiliser et du mode de sélection. L’idée est finalement venue d’un coup en observant l’agencement des touches de fonction sur le clavier d’un ordinateur – c’est d’après celles-ci que l’on s’est figuré l’allure de la jauge, » révèle-t-il.
Pour développer l’univers, Hiroyasu et ses troupes se sont directement inspirés des grands succès de l’époque, en les saupoudrant d’éléments empruntés à Xevious. « Nous avons été influencés par les films de science-fiction. Les plus populaires d’entre eux à l’époque étaient Star Wars et Lensman [Un film du studio Madhouse, réalisé par Yoshiaki Kawajiri et sorti en 1984, NDLR]. Ce dernier venait de sortir lorsque l’on a envisagé de créer un shoot-em-up et toute l’équipe l’a vu ensemble. Il a eu une immense influence sur nous. Pas au niveau de l’histoire, mais dans la manière dont les rayons plasma et laser étaient représentés. À la sortie du cinéma, on s’est dit : « On doit ajouter des lasers à notre jeu ! » Et c’est comme ça que l’arme laser est née, » explique Hiroyasu. « Nous avons ajouté les Moai parce que nous voulions donner une image mystérieuse au jeu. Xevious mettait en scène les Nazca, cela nous a directement inspiré. Mais on n’imaginait pas que les Moai auraient un tel impact sur la série par la suite !, » poursuit-il.
Récompenser le joueur méritant
Du côté technique, Gradius s’est donc inscrit à l’origine dans les bases posées par Scramble. Mais à l’image de l’histoire, qui a considérablement évolué pour s’en détacher totalement, l’aspect matériel a lui aussi changé du tout au tout par rapport aux plans prévus. « Lorsque l’on développait Gradius, Konami venait de finir la conception de sa première PCB 16 bits, la » Bubble System ». C’était un vrai bond en avant, en termes d’affichage et de puissance de traitement. De nombreuses idées saugrenues ont donc émergé, que l’on ne pouvait pas envisager auparavant. Le fait que chaque niveau se déroule dans un monde différent, par exemple, venait de notre envie de créer une grande variété d’environnements et c’est ce nouveau hardware qui l’a rendu possible, le gameplay en découle de source, » précise Hiroyasu.
L’aspect matériel a également eu un effet de bord finalement heureux sur la manière dont le vaisseau se régénère après un crash ou un impact avec un ennemi. « On a rencontré de nombreuses difficultés, mais l’une d’entre elles concernait les limites de la mémoire. À l’époque, la quantité de mémoire était déjà énorme, mais elle ne suffisait pas. Dans Gradius, lorsque vous mourez, vous êtes renvoyé quelques écrans en arrière. En réalité, ce n’était pas prévu. On chargeait les données de l’arrière-plan par blocs de trois écrans, lorsque ce transfert était interrompu par la mort du joueur, ce dernier était ainsi renvoyé trois écrans en arrière. C’était dû aux limites de mémoire, mais c’était finalement un système intéressant qui est resté, » explique Hiroyasu.
À l’instar de tous les shoot-em-up de l’époque, Gradius offre un défi relevé même si, de l’avis de Konami, le jeu n’est pas d’une difficulté sans borne. « Je pense que le succès de Gradius tient au fait que l’on ait intégré les idées de tous les membres de l’équipe, en les débattant et en y discutant. Les bornes d’arcade sont jugées selon deux critères : si le jeu offre de bons bénéfices à l’exploitant de la salle, et si les joueurs l’apprécient. Gradius était très populaire, mais il n’a pas drainé des sommes considérables. En tant que game designer, je pensais qu’il valait mieux un jeu où plus vous êtes bon, plus vous pouvez jouer longtemps. C’est vraiment ce qui nous a motivé, tout au long du développement de Gradius, » conclut Hiroyasu.
Et si vous n’étiez pas exceptionnellement doué, Konami a pensé à vous. Gradius fut en effet le tout premier titre à intégrer le Konami Code, cette succession de touches à presser pour profiter de 30 vies supplémentaires ou de bonus spéciaux ; dans le cas de Gradius, vous recevez l’ensemble des power-ups en faisant pause puis en pressant le fameux « haut, haut, bas, bas, gauche, droite, gauche, droite, B, A, start ». Le code a été inventé par Kazuhisa Hashimoto qui réalisait justement le portage du jeu sur NES, sorti le 25 avril 1986 au Japon et le 30 novembre 1988 en Europe. Jugeant la difficulté trop élevée alors qu’il devait sans cesse le recommencer pour tester son travail, il imagina ce code qui fut finalement maintenu dans la version finale. Il est depuis devenu l’un des emblèmes de l’éditeur et on le retrouve dans de nombreux autres titres, comme Contra, Life Force, Parodius ou Teenage Mutant Ninja Turtles IV: Turtles in Time, et il est pleinement inscrit dans la culture populaire.
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