Ghosts’n Goblins

Figurant très probablement parmi les jeux vidéo les plus difficiles de tous les temps, Ghosts’n Goblins a marqué au fer rouge une génération de joueurs, les obligeant à millimétrer chacun de leurs déplacements et à envisager le pire au moindre défilement du scrolling. Mais c’est aussi une œuvre indémodable, qui marque les débuts de l’éditeur Capcom et d’un game designer de talent, Tokuro Fujiwara, dont il est difficile d’élire la création la plus célèbre tant il s’est érigé au rang de pilier de l’industrie.

02-ghosts_n_goblinsLes doigts de pied en éventail sur un carré d’herbe, un simple slip rouge à la taille et le torse bombé vers des pensées que l’on imagine lubriques, le chevalier Arthur goûte quelques instants précieux en compagnie de sa belle. Une gargouille au regard espiègle met fin à ce moment qui aurait rapidement pu être interdit aux moins de dix-huit ans – sans crier gare, elle fend les cieux et s’empare de la dulcinée, laissant le preux chevalier seul face à la moiteur de ses émotions. Pas une minute à perdre : pour retrouver sa princesse, le héros enfile son armure luisante et part sur la trace du monstre, bien décidé à ce que, si une fin doit être écrite à cette histoire, ils finissent au moins tous deux dans de beaux draps. L’herbe, ça pique.

03-ghosts_n_goblinsInutile d’ausculter en détail la mini-carte des six niveaux qui s’annoncent : vous allez la voir souvent, très souvent. Ghosts’n Goblins est en effet un jeu particulièrement sélectif, dont seuls les plus téméraires parviendront au bout, et les faux-pas sont aussi innombrables qu’impardonnables. Armé d’une simple lance qu’il projette à l’envi sur des squelettes, des fantômes ou des zombies qui ne manquent pas de surgir à quelques centimètres de lui, Arthur fait face à l’un des plus grands défis proposés aux joueurs. En touchant une première fois un ennemi, le héros perd son armure et se retrouve à nouveau en slip, les muscles bandés en moins. Un second coup et c’est le game over immédiat, avec un retour au début du niveau ou au checkpoint de mi-niveau, si vous avez eu la dextérité suffisante pour l’atteindre. À l’emplacement où il est passé de vie à trépas, Arthur laisse ses ossements. Et vous, les amères larmes qui perlent alors que vous vous jurez que, cette fois, c’est la bonne.

Tokuro Fujiwara

Tokuro Fujiwara

Le responsable de pareil arrachage de cheveux s’appelle Tokuro Fujiwara. « J’ai conduit des tests dans des salles d’arcade. Si les joueurs qui essayaient le jeu n’étaient pas coincés à un certain stade, je rentrais en courant à mon bureau et je revoyais cette portion du niveau. Je ne pouvais pas les laisser s’en sortir si facilement. Il y avait des astuces pour ne pas mourir, n’est-ce pas ? Dès que je les repérais, je les corrigeais et je testais à nouveau les joueurs qui s’en servaient. Vous devez me pardonner, » dit-il en riant dans une interview de 2003 au magazine japonais Continue. Côté ambiance, pensez à un Castlevania sous acide, pour la maîtrise du level design et du jeu de plates-formes menée à son paroxysme ainsi que son ambiance glauque et gothique, avec un avant-goût de Resident Evil, pour l’aspect horrifique et la surprise de voir des monstres surgir sous ses propres pas.

De Konami à Capcom

Kenzo Tsujimoto, fondateur de Capcom

Kenzo Tsujimoto, fondateur de Capcom

Le parallèle avec les deux autres œuvres n’est d’ailleurs pas vain. Dans notre article consacré à Castlevania, nous sommes déjà revenus sur la fondation de son éditeur, Konami, et sa solide réputation dans le domaine des bornes d’arcade, acquise durant les années 70. Né le 7 avril 1961, Tokuro Fujiwara décroche un diplôme en design à l’Université d’Osaka en 1982 et se voit rapidement recruté par l’éditeur. « Un jour, un recruteur de Konami a débarqué sur le campus. Ils avaient un poste de chef produit, et le salaire était alléchant. Sans compter qu’à l’époque, les quartiers généraux de Konami se trouvaient à Toyonaka, non loin de mon domicile, » se souvient-il. « À l’époque, je ne savais même pas qu’il s’agissait d’un éditeur de jeu, j’étais juste intéressé par le poste de chef produit. Jusqu’à ce que je passe l’examen d’entrée, j’ignorais le type d’entreprise dont il s’agissait. Mais je n’ai pas commencé en tant que chef produit. Au départ, je devais concevoir les bornes d’arcade, les manuels, ce genre de trucs. Je ne jouais pas réellement aux jeux vidéo, à l’origine je voulais juste créer quelque chose de concret, » poursuit-il.

Yoshiki Okamoto

Yoshiki Okamoto

S’en sont-ils rendus compte ? Au tout début des années 1980, Konami a dans ses rangs plusieurs créatifs qui compteront parmi les game designers les plus fabuleux de leur génération. Outre Tokuro Fujiwara, qui ne s’est pas encore véritablement révélé à la discipline, Yoshiki Okamoto évolue dans la même entreprise. Né le 10 juin 1961, il entre chez Konami la même année que Fujiwara et a rapidement à son actif deux grands succès du shoot-em-up, Time Pilot (1982) et Gyruss (1983). Pour autant, l’éditeur ne lui laisse qu’une liberté relative et lui impose ses futurs projets. En 1984, pour des divergences internes et des désaccords financiers, il claque la porte et se rend chez la jeune pousse qui monte, Capcom. Et il emmène Fujiwara dans ses bagages. « On en a parlé ensemble. Okamoto avait réalisé Time Pilot et il voulait ensuite emprunter une toute autre voie que celle que Konami lui proposait, » indique-t-il. « On a reçu une proposition de rejoindre Capcom, et on a décidé d’y aller ensemble, » conclut-il.

Akira Yasuda

Akira Yasuda

Chez Capcom, Yoshiki Okamoto suivra une carrière phénoménale, en développant immédiatement 1942 (1984) puis Gun Smoke (1985), deux titres cultes qui seront d’ailleurs adaptés sur NES. En 1988, il est directement responsable du recrutement du character designer Akira Yasuda et ensemble, ils développeront deux des plus grands succès de l’histoire de Capcom, Final Fight (1989) et surtout Street Fighter II (1991). Quant à Tokuro Fujiwara, il sera à l’origine du tout premier jeu d’arcade de Capcom, Vulgus, un shoot-em-up paru en mai 1984. Connue jusqu’en 1983 sous le nom de Capsule Computers, la société gagne ainsi ses lettres de noblesses et devient rapidement un acteur remarqué du jeu vidéo, d’autant plus qu’elle s’intéresse très tôt au marché des consoles.

Commando (1985)

Commando (1985)

Pour ses premiers projets chez Capcom, Fujiwara ne fait pas les choses à moitié et mène de front deux développements cruciaux dans l’histoire de la société et du jeu vidéo. Commando (1985) est l’archétype du run and gun en vue du dessus, une sorte de shoot-em-up déguisé, dans la veine du Gun Smoke de son camarade, et vous y incarnez Super Joe, un militaire surarmé qui fait face à des hordes d’ennemis qui déferlent depuis le haut et les côtés de l’écran. Ghosts’n Goblins suit dans la foulée et voit le jour en septembre 1985 sur borne d’arcade. « Développer deux jeux totalement différents à la fois m’a permis de capitaliser sur de nouvelles idées. S’ils étaient davantage similaires, tout aurait été confus dans mon esprit. Mais des deux jeux, Ghosts’n Goblins était le plus amusant à créer, » se souvient-il en 2003.

Red Ariima, inspiré du programmeur Toshio Arima

Red Ariima, inspiré du programmeur Toshio Arima

Si l’on a tendance à ne retenir que sa difficulté démoniaque, Ghosts’n Goblins est donc avant tout l’un de ces titres légendaires qui incarne à lui seul un nouveau genre et des idées fraiches, à une époque où tout restait encore à inventer. Il a été programmé par Toshio Arima, qui officiait lui aussi en parallèle sur Commando. Selon Fujiwara, l’équipe de Capcom ne comptait au départ que quatre personnes réellement chargées des jeux vidéo, et le design du Red Arremer (Red Ariima, au Japon), la gargouille rouge qui met fin à l’escale champêtre du chevalier Arthur au début du jeu, est précisément un clin d’œil appuyé, une blague potache, à l’égard du jeune développeur auquel il ressemble. « Quelqu’un avait déjà dessiné des croquis conceptuels du monstre, et on devait lui choisir un nom. On a fini par l’appeler Red Ariima. Vous pouvez même voir la ressemblance, si vous y regardez de près ! Lorsqu’on s’en est aperçu, on ne pouvait plus reculer, le nom est resté. Ce n’est peut-être pas très charitable de notre part, » dit-il en riant. La gargouille connaître par la suite ses propres aventures, à travers Gargoyle’s Quest (1990).

Tokuro Fujiwara

Tokuro Fujiwara

Tous les ingrédients étaient donc réunis pour faire de Ghosts’n Goblins un jeu aussi mémorable que fondateur, dont chaque mètre parcouru est une vraie victoire de l’homme sur la machine. Ultime pied-de-nez au joueur ayant commis l’outrage de goûter l’œuvre de Fujiwara jusqu’au bout, vous êtes renvoyé au niveau 5 si vous envisagez de combattre le boss final sans le crucifix, l’une des multiples armes du jeu. Et encore, si vous l’éliminez une première fois, vous êtes sommé de recommencer l’ensemble de la partie dans une difficulté supérieure, le premier affrontement n’étant qu’un « piège tendu par Satan« . C’est dire si l’achat de la cartouche Famicom, sortie le 13 juin 1986, est un investissement rapidement amorti : en salle d’arcade, rares sont ceux ayant pu se prévaloir d’un tel fait d’arme sans débourser des centaines de pièces de monnaie. Par la suite, après que Fujiwara ait dû choisir entre les divisions arcade ou console, fraîchement créées, de Capcom, d’autres titres cultes sont à son actif, dont (dans le désordre) DuckTales, Resident Evil ainsi que Mega Man 2 et ses multiples descendants. Mais c’est une autre histoire, sur laquelle nous aurons largement l’occasion de revenir.

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

Veuillez commenter avec votre nom complet, en respectant la charte.

Commenter