Des muscles saillants dont la testostérone jaillit par tous les pores, un véritable arsenal militaire et des têtes brûlées capables de fendre les lignes ennemies sous une pluie de balles : voilà les ingrédients indispensables au genre du run-and-gun, une libre réinterprétation des shoot-em-up dont il est délicat de définir exactement l’origine même si Nintendo joue là encore un rôle de pionnier comme nous allons le voir. La série des Contra participe largement à établir les bases du genre, puisant son inspiration et célébrant les grands canons des films des années 80.
Si l’on a retenu jusqu’à présent le rôle de sapeur-pompier de Shigeru Miyamoto dans l’opération Donkey Kong, il ne faut pas oublier que le jeune diplômé en design industriel a rejoint les rangs de Nintendo en 1977, soit près de trois ans avant d’esquisser l’épaisse silhouette du gorille. Pendant ces premières années, il revêt le statut d’électron libre et évolue dans chacun des départements, là où les autres services ont besoin d’un dessinateur. Il dessine donc tour à tour des manuels de jeux, des habillages de bornes ou tout type d’illustrations commerciales. Mais lorsque Satoru Iwata lui demande, en juillet 2009, « quel était le premier projet sur lequel vous avez travaillé ?« , Shigeru Miyamoto lui répond « je crois que c’était Sheriff ou je me trompe ? » avant que Genyo Takeda, présent ce jour-là, le lui confirme en indiquant « [qu’il] y jouait lui-même beaucoup à l’époque« . Les souvenirs remontent à la surface et Miyamoto se rappelle, presque trente ans jour pour jour plus tard, « quand nous avons réalisé Sheriff, je dessinai les images avec un autre dessinateur et nous nous mîmes à chercher des matériaux pour la borne en elle-même. Nous parlions même de fabriquer une borne totalement différente de ce qui s’était fait jusqu’alors. Nous étions même allés voir une entreprise qui s’occupait de l’aménagement intérieur des avions. Les revêtements en imitation bois produits par cette entreprise ressemblaient à du vrai bois. Nous avons donc acheté ces autocollants et nous les avons plaqués sur la borne afin que cela ait un air de vieux saloon américain. De toutes manières, à ce moment-là, je m’occupais de l’aspect graphique du jeu entier jusqu’à l’apparence de la borne, » se souvient-il.
Sheriff est en réalité l’une des toutes premières bornes d’arcade produites par Nintendo, en novembre 1979. Fort de son expérience dans les jeux de ball-trap électronique et à la recherche de premiers succès dans le sillage de Space Invaders qui truste le marché, Nintendo invente ce titre aux relents de western, dans lequel un cow-boy défend sa ville contre seize bandits qui l’entourent. L’action paraît aujourd’hui primitive – on peut librement se déplacer dans l’aire de jeu à l’aide d’un premier joystick et un véritable potentiomètre, comme celui d’un four, sert ensuite à définir la direction du tir. Entièrement conçu et réalisé par Genyo Takeda, Sheriff est intéressant car non seulement il incarne le premier jeu sur lequel Shigeru Miyamoto a vraiment posé les mains, mais aussi parce qu’il offre au genre du shoot-em-up de nouvelles opportunités, un nouvel espace d’expression en marge des confins spatiaux. Il s’inscrit évidemment dans le même principe, mais il permet au joueur de se projeter dans un autre univers, en conférant aux ennemis pixélisés une dimension toute humaine. Le succès reste toutefois limité et Sheriff 2 verra le jour la même année, avec des contrôles simplifiés.
Une plongée dans l’univers cinématographique des années 80 dépasserait largement le cadre du présent article et on ne retiendra qu’une impression, une atmosphère : cette époque reste marquée par les superproductions à l’esprit militaire qui, de Rambo à Predator en passant par Aliens ou Commando, suintent la testostérone et plébiscitent l’image du GI aux muscles aussi saillants que son cerveau n’est limité, avec un seul objectif en tête : fendre les lignes ennemies en faisant le plus de dégâts. Commando, justement. En 1985, Tokuro Fujiwara (il sera responsable du Ghosts’n Goblins dont nous avons déjà parlé), signe le jeu du même nom pour le compte de Capcom. Il s’agit d’un shoot-em-up, pardon d’un run-and-gun, vertical qui exploite directement cet univers cinématographique dans lequel un militaire répondant au nom de Super Joe est lâché par hélicoptère dans une jungle aux mains de soldats ennemis. Véritable exutoire et débauche d’effets pyrotechniques où les grenades explosives côtoient les rafales de balles, le genre est très populaire dans les salles d’arcade, mais aussi très lucratif : il est difficile de tenir longtemps sous un feu si soutenu et, l’adrénaline aidant, les joueurs rajoutent quelques piécettes dans un pur réflexe myotatique plutôt qu’un élan patriotique, sans même s’en rendre compte, pour continuer leur mission. Conséquence de tels enjeux, des clones fleurissent rapidement et Ikari Warriors (1986), développé par Keiko Iju pour SNK, symbolise la rivalité entre les deux éditeurs. Dans une interview de 2003 au magazine japonais Continue, Tokuro Fujiwara se contentera de dire : « cela se passait ainsi à l’époque. Comme les développeurs étaient capables de produire un jeu en trois mois, il y avait le risque que les concurrents copient nos idées et sortent rapidement leurs titres. J’étais déçu qu’ils sortent deux autres épisodes d’Ikari, alors que nous n’avions réalisé qu’un seul Commando, » se souvient-il. Commando et Ikari Warriors connaîtront tous deux un portage sur NES.
À la guerre, comme à la guerre
On l’aura compris : dans le genre des run-and-gun, les balles ne fusent pas qu’à l’écran – les équipes de développement tirent aussi à vue et on ne fait pas de quartier. Parmi les multiples clones qu’un marché aussi juteux suscite, un groupe va toutefois se hisser au-dessus du no man’s land : en 1987, Konami planche à son tour sur un jeu de la même trempe, fort de sa réputation en matière d’arcade avec des titres comme Frogger (1981), Gyruss (1983) ou Gradius (1985) et compte bien rivaliser avec les deux cadors s’étant taillé une part substantielle du gâteau. Koji Hiroshita est à l’origine de la saga et c’est déjà un vétéran de Konami, où il est entré en 1981. Pour concevoir son titre, il fait la symbiose entre les trois grandes sagas cinématographiques de l’époque : Predator avec Arnold Schwarzenegger, Rambo avec Sylvester Stallone et Aliens, en particulier le deuxième épisode de James Cameron. L’action se déroule ainsi en 2633 (elle sera étrangement reportée en 1987 dans la version NES, l’année de sortie de la borne d’arcade) alors que la Red Falcon Organization a installé une base près de la Nouvelle-Zélande pour conquérir le monde. Les militaires Bill Rizer et Lance Bean sont déposés à l’épicentre du conflit pour avancer dans les lignes ennemies et révéler la force extra-terrestre qui semble contrôler leur esprit. Contra est né le 20 février 1987.
Au niveau du gameplay, Contra varie sans cesse les perspectives et les points de vue. On passe ainsi d’un pur scrolling horizontal à une vue en fausse-3D dans laquelle les joueurs avancent vers le « fond » de l’écran, ou encore à un écran fixe au cours duquel on doit combattre un boss. Les personnages évoluent dans des décors très variés bien que le thème de la jungle s’impose au départ, ils disposent d’un colossal arsenal qui évolue au gré des options qu’ils découvrent tout au long de leur progression et les contrôles sont intuitifs : on avance tout en indiquant la direction du tir. Il est possible de tirer en diagonale ou même vers le bas pendant un saut, ou encore de se tenir à plat ventre pour éviter les balles. Contra sera tout particulièrement plébiscité pour son jeu à deux joueurs simultanés, l’action connaît alors une rare intensité et un certain sentiment de collaboration anime la partie. Le challenge est particulièrement relevé et le monnayeur doit tourner à plein régime pour espérer voir la conclusion de l’épopée.
Des innombrables portages de Contra, c’est bien la version NES qui se démarque le plus et qui reste gravée dans la mémoire du jeu, non seulement parce qu’elle permet de faire de substantielles économies par rapport à la borne d’arcade mais aussi parce qu’elle bénéficie de nombreuses améliorations. L’expérience s’enrichit de plusieurs niveaux, qui se voient mieux divisés et plus équilibrés, et les personnages sautent désormais avec leur périlleux salto si emblématique de la série. Mais étant données les limites de la NES, les deux personnages perdent leurs caractéristiques propres – ce qui apparaissait comme un improbable duo entre Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, largement alimenté par la blondeur du premier et le bandeau rouge vif du second (alors que plusieurs sources parlent en réalité d’une seule et même inspiration du gouverneur de Californie, pris dans deux poses différentes de Predator), se limite désormais à deux purs clones que seule la couleur du pantalon départage.
Les deux protagonistes sont d’ailleurs au centre d’une large polémique – en Europe, ils se voient remplacés par deux robots, les Probotectors, pour éviter toute représentation de violence réaliste auprès d’un public mineur. Plus précisément, c’est la loi allemande du « Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Medien » (littéralement, le département fédéral des médias susceptibles de heurter la jeunesse) qui est ici invoquée et qui fait valeur de juridiction sur toute l’Europe. Le titre du jeu posait de toutes manières problème : il évoque directement l’affaire Iran-Contra, un vaste scandale politique survenu dans les années 80 aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan. Plusieurs membres de l’administration Reagan ont vendu illégalement des armes à l’Iran, alors un ennemi avoué des États-Unis, pour soutenir le groupe des Contras, un mouvement contre-révolutionnaire nicaraguayen, dans sa lutte armée contre le gouvernement sandiniste de Daniel Ortega. Il s’agissait d’aider à renverser un régime considéré comme communiste, dans la zone d’influence des États-Unis. L’allusion à cet épisode ne fait pas de doute dans Contra, l’un des morceaux du jeu s’intitulant Sandinista. Il ne fait pas bon évoquer cette affaire sur la console de Nintendo, même si étrangement le sujet n’a pas fait l’objet d’une même polémique dans le pays le plus concerné, les États-Unis.
Devenir la référence du genre
La réalisation de Contra / Probotector sur NES est directement effectuée en interne chez Konami. À l’instar du développement de Castlevania, il n’est pas toujours simple de révéler le nom de tous les intervenants ; à cette époque, ils évoluent souvent sous pseudonymes et les crédits de fin restent avares en détails. On sait désormais que c’est Shigeharu Umezaki qui a pris en charge le rôle de producteur et de programmeur principal. Né le 7 décembre 1960 et entré chez Konami en 1983, il avait déjà œuvré l’année précédente à l’adaptation de Life Force / Salamander sur la même plate-forme. Parmi les programmeurs, on retrouve également plusieurs transfuges de l’équipe de Castlevania, en particulier Kouki Yamashita (il sera ensuite le programmeur principal de Teenage Mutant Ninja Turtles, en 1989) et Mitsuaki Ogawa (il participera notamment à The Adventures of Bayou Billy, en 1988, puis au premier épisode d’International Superstar Soccer des années plus tard). Le jeu voit le jour en février 1988 au Japon et aux États-Unis, avec une petite particularité dans le premier cas : la cartouche Famicom utilise une puce VRC2 développée par Konami, et non UNROM comme sur NES, ce qui lui offre une bande-son plus élaborée et certains effets visuels supplémentaires (reportez-vous à notre article consacré à Castlevania II: Simon’s Quest pour de plus amples détails à ce sujet). En Europe, il faudra attendre le 28 décembre 1990 pour voir débarquer Probotector, un délai notamment imputable à la refonte des éléments graphiques.
Fort de cet immense succès, les équipes de Konami se remettent à l’œuvre et Koji Hiroshita rempile pour la réalisation d’une seconde épopée sur arcade. Moins d’un an après le premier opus, le 8 janvier 1988, Super Contra voit le jour et renforce ses attaches avec la série des Predator, en se voyant sous-titrée « He’s not human, he’s not alien, he’s the predator« . L’action se situe elle aussi un an après l’épisode précédent, et Bill et Lance doivent cette fois lutter contre leurs anciens coéquipiers possédés : les forces extra-terrestres sont de retour et ont pris possession d’une base alliée, que les deux héros doivent expurger du mal. Le gameplay reste schématiquement le même, mais les scènes en pseudo-3D cèdent désormais la place à des vues du dessus. La version NES est évidemment en chantier, mais elle s’articule plutôt autour du moteur du premier épisode, précisément développé pour la console de Nintendo. On retrouve ainsi huit niveaux contre cinq en arcade, les options qui ponctuent les stages sont davantage lisibles et certains décors sont retravaillés pour céder une plus belle part aux sections de plates-formes. C’est encore Shigeharu Umezaki qui officie en qualité de réalisateur et il assure l’essentiel de la programmation – ce sera d’ailleurs l’une de ses dernières tâches sur la NES, avant de basculer vers des projets Super Nintendo et de gagner de nouveaux galons chez Konami. En 1998, il deviendra même PDG de Konami Computer Entertainment Kobe, l’une des divisions de l’éditeur responsable de Castlevania 64 (1999, N64), Castlevania: Legacy of Darkness (1999, N64) et Castlevania: Circle of the Moon (2001, GBA), puis directeur général de la production de Konami jusqu’en 2005.
« Je travaillais un peu sur les grands affichages et les écrans LCD lorsque je suis entré chez Konami en 1983, mais j’ai vite été placé sur les jeux sur console. L’ère de la NES a vraiment été une période de développement personnel, en ce qui me concerne. À l’époque, j’étais en mesure de concentrer tous mes efforts sur la programmation, alors que je n’avais pas d’expérience précédente en la matière avant de développer des jeux NES et j’ai progressivement compris son intérêt. L’époque où la programmation, la planification et le design étaient assurés par une seule personne était limitée à cette ère de la NES. Je me sens un peu désolé lorsque je pense à quel point j’ai été en mesure d’influencer tous les aspects du game design sur les titres auxquels je collaborais. Même si j’ai participé aux jeux de lancement de la plupart des systèmes, c’est bien l’ère de la Nintendo que j’ai le plus aimée. »
Shigeharu Umezaki, 2003, Game Staff List Association Japan
Super Contra voit le jour le 2 février 1990 au Japon et en avril de la même année aux États-Unis, sur la NES. Il faudra attendre 1992 pour voir débarquer Protector II: Return of the Evil Forces en Europe, avec le même traitement graphique et le remplacement des militaires musculeux par des robots à l’armure chromée. Petite particularité : si, sur le premier épisode sur NES, le Konami Code classique (haut, haut, bas, bas, gauche, droite, gauche, droite, B, A, Start) fonctionne et donne droit à trente précieuses vies, il a été changé sur le second volet. Il vous faut presser les touches « droite, gauche, bas, haut, A, B, Start » pour profiter du même cadeau. Comme nous l’avons vu, le Konami Code est tout d’abord apparu dans Gradius mais c’est très probablement son emploi dans Contra / Probotector qui l’a définitivement fait entrer dans la légende.
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