Totalement méconnu en France où il n’est jamais vraiment sorti, StarTropics est ce passage de relais entre deux générations, cet ultime jalon dans l’histoire de la NES alors que la Super Nintendo entamait déjà brillamment sa carrière. C’est aussi le dernier tour d’honneur sur ces terres de l’équipe de R&D3 orchestrée par Genyo Takeda, avec un projet aussi atypique que la plupart des créations du bonhomme : un jeu d’action-RPG créé par des Japonais mais exclusivement à destination du public occidental, qui va jusqu’à briser le quatrième mur avec le joueur.
Genyo Takeda est un paradoxe vivant : il est tout autant un homme de défis inattendus, jonglant entre des challenges matériels et des projets logiciels, qu’un symbole de constance pour Nintendo, où il va bientôt entamer sa quarante-septième année d’exercice. Né le 7 mars 1949 à Osaka où son père dirigeait une entreprise de conception de tissus, il étudie la technologie des semi-conducteurs à l’Université d’État de Shizuoka. Il en sort diplômé en 1970, bien qu’il fasse passer ses études au second-plan, leur préférant son engagement dans les mouvements étudiants ou sa passion pour la fabrication de petites locomotives ou d’avions miniatures. Son diplôme à peine en poche, il tombe sur une annonce dans un journal – c’est une offre d’emploi pour travailler chez Nintendo. Gunpei Yokoi s’occupe lui-même de son entretien d’embauche au terme duquel il en est persuadé : Takeda est bien de la trempe des ingénieurs qu’il convoite pour bâtir la task-force dont il a besoin.
Takeda fit littéralement ses premières armes auprès de Masuyuki Uemura, le futur responsable de R&D2. Ensemble, ils mirent au point le premier jeu de ball-trap laser à l’aide des semi-conducteurs signés Sharp qu’Uemura avait cherché à vendre à Yokoi, avant de se faire débaucher. Les journalistes se sont déplacés en masse pour assister à la première démonstration, en janvier 1973, et il y a même des équipes de télévision. Mais coup de malchance, le pistolet tombe en panne alors que les caméras commencent à filmer. Sans que personne ne le voit, Takeda se faufile derrière le décor et abat les pigeons à la main tout en allumant le voyant lumineux qui indique que les cibles ont bien été touchées et en changeant manuellement le score en conséquence. L’illusion est parfaite – personne ne se rend compte de quoi que ce soit et la série des jeux laser de Nintendo connut un immense succès. N’y voyez pas un goût pour la malice ou la supercherie, mais bien au contraire un sens aigu des choses qui l’entourent, une capacité de discernement et d’anticipation hors du commun, doublée d’un sens du devoir qui ne lui fera jamais défaut.
Si le département R&D3 qu’il administre par la suite sera essentiellement célèbre pour ses fantastiques travaux matériels, du développement des puces MMC jusqu’à la création de la Wii en passant par la manette de la N64, il ne faut pas oublier l’attrait de Genyo Takeda pour la conception de jeux elle-même. Dans un échange de juillet 2009 entre Satoru Iwata, Genyo Takeda et lui, Shigeru Miyamoto rappelle même qu’il fut le tout premier auteur d’un jeu vidéo made in Nintendo : « M. Takeda a commencé à réaliser des jeux vidéo avant même Yokoi-san, il y a très longtemps, il a réalisé un jeu d’arcade appelé EVR Race, » se rappelle-t-il. À la question « Qu’est-ce qui caractérise le design des jeux de M. Takeda ?« , posée par Satoru Iwata, Shigeru Miyamoto répond : « en un mot, l’anticonformisme. Il a une très grande imagination et c’est pour ça qu’on apprend beaucoup avec lui. Les gens tels que Takeda-san ont toujours 10 ans d’avance. » On lui doit directement la création et le développement de la série des Punch-Out!! et la mise au point de la sauvegarde au lithium qui fut si importante dans le succès de The Legend of Zelda. Mais une autre saga, méconnue, est toute entière sortie de son cerveau en ébullition : StarTropics.
Under the southern cross, anything is possible
En 1990 débute l’un des projets les plus atypiques de Nintendo : développer un jeu NES à destination exclusive du marché américain et européen, qui ne devrait pas sortir sur l’archipel nippon mais qui se voit pourtant entièrement développé par une équipe japonaise. Punch-Out!! avait obéi peu ou prou à des critères similaires à la base – « La raison pour laquelle je me focalisais sur les gants de boxe et sur le nom des personnages était que je gardais toujours le marché américain à l’esprit. En plus, les États-Unis étaient vraiment le centre du monde de la boxe. Nous étions en contact constant avec Nintendo of America pendant tout le développement du jeu, » indique Takeda en 2009. C’est donc probablement pour cet appétit et ses bonnes relations envers les États-Unis, mais aussi parce que les autres équipes étaient déjà très largement occupées au développement de jeux Super Famicom, que la tâche fut confiée à Genyo Takeda et son groupe R&D3. Car, et c’est important pour bien comprendre l’impact de StarTropics et les limites de sa diffusion, le jeu sort le 1er décembre 1990 aux États-Unis ; Super Mario World le précède d’une semaine environ au Japon et voit le jour le 21 novembre 1990. Ce n’est pas le dernier jeu NES – un titre comme Kirby’s Adventure sortira même près de deux ans plus tard – mais si l’on nous autorise à brûler les étapes, on peut rappeler que sa suite directe, Zoda’s Revenge: StarTropics II sera quant à elle le préantépénultième titre de la console aux États-Unis (87 points au Scrabble). Elle ne verra par contre pas le jour en Europe.
Pour entrer de plain-pied sur le territoire américain et dans les charts, Patrick Juvet chantait I love America en 1978 en serinant plus de trente fois son refrain, afin d’être certain de décrocher sa green card et l’amour du public d’outre-Atlantique. Pour mettre tous les atouts de leur côté, Genyo Takeda et ses troupes ne vont pas forcément faire preuve de davantage de subtilité avec StarTropics. Dans le cadre d’un action-RPG dans la pure tradition inaugurée par The Legend of Zelda, vous interprétez Mike Jones, un jeune adepte du baseball venu rendre visite à son oncle archéologue, le Dr. Steven Jones (aucun lien avec Indiana), sur l’ile paradisiaque de C-Island dans un décor digne des Caraïbes, où tous les villages voient leur nom suivi du suffixe Cola. Mais au lieu de se dorer la pilule sur des plages de sable fin, le jeune garçon est vite accueilli par le chef du village : son oncle a disparu et on lui confie un simple yo-yo pour partir à sa recherche dans des donjons et des grottes peuplées de serpents, de chauve-souris et de monstres plus effrayants les uns que les autres. C’est dire si l’hospitalité et la témérité, ça les connait.
Pour bien comprendre l’intérêt de StarTropics, il faut encore se reporter au calendrier. Zelda II: The Adventure of Link est sorti le 1er décembre 1988 aux États-Unis et pour ainsi dire, peu de jeux de la même trempe sont apparus au pays de l’oncle Sam depuis. Les épisodes 2 et 3 de Final Fantasy n’ont pas vu le jour en-dehors du Japon (c’est pour cette raison que Final Fantasy IV et Final Fantasy VI sont respectivement baptisés Final Fantasy II et Final Fantasy III aux États-Unis, mais ils concernent la Super Nintendo) et seul Dragon Quest pouvait se prévaloir d’une carrière américaine, même si elle fut tardive (1989 pour le premier épisode, 1990 pour le deuxième). Le jeu de Genyo Takeda emprunte très largement les codes des Zelda de Miyamoto – on retrouve notamment le même écran titre avec la possibilité de créer trois sauvegardes, il y a également cette pile au lithium qui assure automatiquement l’enregistrement des parties et le jeu alterne les vues du dessus sur une carte où Mike est représenté en miniature et les vues en fausse perspective lorsqu’il attaque les donjons et les grottes.
Quand une lettre tombe à l’eau
StarTropics se distingue toutefois par sa prise en main et son système de déplacement. Mike évolue en réalité sur une grille : vous ne pouvez pas vous arrêter quand vous le désirez, imaginez que l’écran est composé d’une série de cases, à la manière d’un damier – le mouvement se complète systématiquement jusqu’à la position finale. Vous devez par ailleurs indiquer la direction à suivre ; en pressant l’une des flèches de direction de la manette, le personnage se tourne d’abord dans le bon sens avant d’entamer le mouvement suite à une seconde pression. À première vue, le système paraît un peu rigide et les zones « en escalier », où vous devez zigzaguer dans un couloir étroit, sont un vrai calvaire. Mais Genyo Takeda utilise habilement ce système pour mettre en place une série d’énigmes et de puzzles : vous devez sauter sur des plates-formes dans un certain ordre pour activer des interrupteurs ou révéler des passages cachés. Le jeu présente un certain challenge et l’aventure est relativement longue, on adopte rapidement ce système de déplacement et les scènes vues du dessus sont des moments rafraichissants par rapport aux pahses d’exploration. Par ailleurs, le jeu multiplie les clins d’œil appuyés aux autres productions de l’époque (le vaisseau est piloté par R.O.B., le robot emblématique de Nintendo et certains ennemis rappellent ceux de Zelda, comme les octoroks).
Mais c’est probablement autour de l’une des énigmes finales que StarTropics révèle vraiment toute son originalité et son inventivité. Au cours de l’aventure, un message adressé par l’oncle de Mike l’invite à plonger sa lettre dans l’eau. Ne cherchez pas un objet de votre inventaire : il s’agit bien d’une feuille de papier glissée dans la boîte du jeu, que les joueurs doivent immerger pour révéler un code inscrit à l’encre sympathique. C’est une grande première dans l’histoire des jeux vidéo – on brise le quatrième mur et le joueur s’implique, par-delà l’écran, à faire progresser son personnage. En réalité, le système permet aussi à Nintendo de lutter contre le piratage et les services de location de jeux, alors en vogue aux États-Unis. Sans ce code (747), il est impossible de finir le jeu. D’après le Fun Club qui regroupe tous les téléconseillers de Nintendo of America, de très nombreux appels concernaient ce point précis ou d’autres éléments liés aux donjons de StarTropics, dont l’exploration n’est pas toujours une mince affaire.
En Europe, StarTropics verra le jour le 20 août 1992. Plus précisément, il se déclinera en trois versions différentes, correspondant aux différents marchés découpés par Nintendo, qui répondent aux noms de code NES-OC-FRG (pour « Frankfurt Germany », les quartiers généraux de Nintendo en Europe), NES-OC-SCN (Scandinavie) et NES-OC-NOE (une version générique « Nintendo of Europe », mais avant tout destinée au marché anglais). Le titre est donc quasi-introuvable en France, d’autant plus que les équipes ont livré des forces colossales dans le lancement de la Super Nintendo, le 11 avril de la même année. À cette époque, Nintendo reste encore très frileux quant à la distribution de titres estampillés « jeux de rôle » et il faut croire que les coûts de production de la lettre à tremper dans l’eau, en anglais de surcroît alors qu’elle est indispensable à la compréhension du jeu (elle fut toutefois traduite pour le marché canadien, ce qui réduit l’importance de cet aspect même si le jeu reste, lui, dans la langue de Shakespeare), ainsi que les multiples appels que l’on peut craindre auprès du Club Nintendo et les références purement américaines auront achevé de refroidir leurs ardeurs. StarTropics n’en demeure pas moins un titre très rafraîchissant et coloré, qui, même s’il s’inspire des grands canons du genre, propose un challenge relevé et renouvelle le genre par ses puzzles et ses énigmes. Genyo Takeda l’a entièrement écrit et réalisé et son équipe de développement se compose de tous les acteurs de ses productions précédentes, en particulier Punch-Out!!. On retrouve ainsi Kazuo Yoneyama et Masata Hatakeyama au game design, Makoto Wada au character design et Masata Hatakeyama, encore lui, au rang de premier programmeur.
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