Kirby’s Adventure

En guise de baroud d’honneur pour l’un des tout derniers jeux qu’elle héberge, la NES s’offre une splendide aventure sur le plan technologique, pour laquelle des puces mémoire ont été spécifiquement créées. Celui qui a été choisi pour incarner ce bouquet final, c’est le héros rondouillard et bienveillant qui avait tout d’abord officié dans une première épopée sur Game Boy et qui doit son nom à l’avocat John Kirby qui avait défendu Nintendo dans son procès face à Universal Studios. La Game Boy, la NES et la fantastique épopée des premières années de formation : le trio parfait pour boucler la boucle.

02-kirbys_adventureLe 28 avril 1980, alors principal artisan des révolutions technologiques de Nintendo, Gunpei Yokoi imagine la série des Game & Watch, dont les 59 déclinaisons s’écouleront à 43,4 millions d’exemplaires à travers le monde. Le principe lui a été soufflé lors d’un voyage en shinkansen, le TGV japonais, où il observe médusé un homme d’affaires s’amuser avec sa calculette. De retour dans son laboratoire, il conçoit le prototype de ce qui apparaîtra comme l’ancêtre ultime des consoles portables, et plus généralement le liant entre les bornes d’arcade qui étaient alors le principal marché de Nintendo et le jeu personnel, à emporter avec soi ou à jouer à la maison. Si la NES doit évidemment beaucoup à ces mini-dispositifs, ne serait-ce que pour avoir braqué les feux des projecteurs sur Nintendo et pour avoir impulsé sa force créatrice, c’est évidemment avec la Game Boy que le parallèle reste le plus évident.

Gunpei Yokoi

Gunpei Yokoi

Alors que les Game & Watch avaient été développés avec cette image d’homme d’affaires s’amusant lors de ses déplacements en tête, c’est finalement plus un public de jeunes enfants qu’ils conquièrent. La Game Boy séduit un public plus hétéroclite, notamment grâce à ses fabuleux puzzle-game qui, Tetris en tête, rendent accros des millions d’adultes. Pour autant, la plate-forme est suffisamment souple et facile à programmer pour envisager tout type de développements – afin d’étendre son catalogue de titres à destination des plus jeunes, Nintendo commande en 1990 à HAL Laboratory, l’un de ses sous-traitants de longue date co-créé par Satoru Iwata, un jeu d’action-aventure facile à appréhender.

Sakurai, le virtuose

Masahiro Sakurai

Masahiro Sakurai

Né le 3 août 1970 à Tokyo, Masahiro Sakurai est un jeune prodige des jeux vidéo. À seulement 17 ans, il entre chez HAL Laboratory pour travailler en particulier autour de projets consacrés au MSX2, un standard d’ordinateurs extrêmement populaire au Japon. Il n’a donc que 19 ans lorsque HAL Laboratory répond à la commande de Nintendo et envisage de créer un jeu Game Boy accessible au plus grand nombre. Lorsqu’il entame la création de son jeu de plates-formes, drôle et champêtre, Sakurai n’a qu’une idée approximative du héros qui va l’animer. Pour avancer malgré tout dans le développement, il remplace alors son sprite par un simple cercle, jurant qu’il va rapidement le troquer contre un charismatique personnage de la trempe des autres productions de l’époque. Mais il s’attache peu à peu à ce design simpliste, en adéquation avec le gameplay qu’il imagine d’autant plus qu’il ouvre la voie à de nouvelles possibilités, comme celle de flottiller dans les airs. « On a eu de nombreuses idées et l’une d’entre elles était la possibilité de voler. Mais comment le personnage pouvait voler ? En gonflant comme un ballon ! Et comment, au juste ? En inhalant de l’air. Ne serait-il donc pas amusant s’il pouvait inhaler les ennemis en même temps ? Ça a été le concept de base, » explique Satoru Iwata.

Satoru Iwata (à gauche), Masahiro Sakurai (2ème à gauche) et une partie de l'équipe de HAL Laboratory en 1987

Satoru Iwata (à gauche), Masahiro Sakurai (2ème à gauche) et une partie de l’équipe de HAL Laboratory en 1987

Sakurai ajoute ainsi deux bras et deux jambes à sa boule, puis lui esquisse un sourire : Kirby est né. À cette époque, le centre R&D4 de Shigeru Miyamoto a considérablement gagné en ampleur au point d’être le plus grand département interne de Nintendo. En 1989, il se voit donc réorganisé et se rebaptise Nintendo Entertainment Analysis & Development (EAD) ; on le divise en deux sections, la partie software présidée par Shigeru Miyamoto et la partie technology qui se focalise sur la conception des outils de développement dirigée par Takao Sawano (il développera notamment le Wii Balance Board, en 2007). Lorsque Sakurai présente sa création à Miyamoto, ce dernier est emballé par l’allure de Kirby mais lui conseille de le dessiner en jaune. Le jeune créatif n’en démordra pas : dans son esprit, le personnage rondouillard est rose bonbon. Qu’importe, sur l’écran monochrome de la Game Boy, la différence ne se voit pas et la jaquette montrera même un personnage totalement blanc, aux allures fantomatiques. En revanche, il faut dès à présent trancher sur son patronyme. Sakurai souhaite au départ l’intituler Popopo, mais on lui préférera finalement le nom Kirby. On a longtemps cru qu’il s’agissait d’un rapprochement avec la marque américaine d’aspirateur, répondant au même nom. En réalité, il s’agirait officieusement d’un hommage à John Kirby, l’avocat qui avait défendu Nintendo lors du retentissant procès face à Universal Studios pour la propriété intellectuelle de Donkey Kong en 1982. Kawaguchi Kouji, le directeur marketing de Nintendo, le confirme dans une interview avec Core Magazine en 2000 : « Le jugement fut un important événement dans la croissance de Nintendo en tant qu’entreprise internationale. Le personnage du jeu Kirby a d’ailleurs hérité son nom de notre avocat, John Kirby, nous avons toujours voulu payer une certaine reconnaissance envers celui qui est venu à notre secours. » L’intéressé recevra d’ailleurs une copie du jeu et en fut très amusé (pour plus de détails au sujet du procès, reportez-vous à notre article consacré à Donkey Kong).

Kirby's Dream Land

Kirby’s Dream Land

Kirby’s Dream Land sort le 27 avril 1992 sur Game Boy au Japon et rencontre un franc succès, allant jusqu’à s’écouler à cinq millions d’exemplaires à travers le monde. « J’ai le sentiment qu’il y a une vraie profondeur, un vrai étonnement dans la création de jeux vidéo. Créer un simple jeu nécessite d’avancer sans cesse à tâtons, en intégrant le contrôle et le gameplay tout en restant fidèle à votre thème, à votre concept, » explique Satoru Iwata alors président de HAL Laboratory. « Vous explorez toute l’étendue des possibilités, vous convergez progressivement vers le produit final. Je ne crois pas qu’il y ait une autre activité semblable, » conclut-il. Comme à son habitude, Iwata va jusqu’à mettre les mains dans le cambouis pour le titre inaugural de Sakurai et participe à la programmation. Kirby aura de vraies répercussions sur la santé financière de HAL Laboratory, alors quasiment aux portes de la banqueroute. En 2000, Satoru Iwata rencontre à nouveau Hiroshi Yamauchi. Le loyal développeur qui avait déjà tant aidé la firme de Kyoto par ses connaissances du processeur 6502 au début des années 80 et le développement de Balloon Fight, se contenta de lui déclarer, « merci pour vous aide, vous nous avez sauvés« . En mai 2002, lorsque Yamauchi prend sa retraite, il convoque à nouveau Iwata dans son bureau et lui propose de lui succéder en tant que quatrième président de Nintendo, le premier sans lien de parenté avec sa famille. Satoru Iwata occupera ce poste jusqu’à sa disparation tragique, le 11 juillet 2015.

« C’était un esprit brillant. Il savait voir le cœur des gens et leurs pensées, c’était un maître pour simplifier leurs idées afin que tout le monde puisse comprendre leur point de vue. Il pouvait immédiatement se prononcer sur les choses à améliorer. Je n’ai aucun doute que beaucoup de personnes ont été sauvées grâce à cette qualité. C’était un homme d’efforts. Ce qu’il a acquis pendant ses années en tant que programmeur lui a permis de faire aboutir de nombreux projets à long terme. Il était ouvert et généreux, il était empathique. Après être devenu président de Nintendo, il écrivait des mails à tous les employés pour communiquer avec eux et aussi difficile que cela pouvait être, il prenait la peine de traiter chacun d’égal à égal. Il demandait souvent à des personnes tierces pour voir comment d’autres gens faisaient. Le monde de M. Iwata n’est plus, laissant une vision d’importance à ceux qui l’ont connu. Je vais continuer mon travail du mieux que je puisse le faire. Tout ce que je peux offrir, c’est terminer ce que je dois faire. »
Masahiro Sakurai, à propos de Satoru Iwata, août 2015

Finir en beauté

Premières esquisses de Masahiro Sakurai

Premières esquisses de Masahiro Sakurai

Il fallait battre le fer pendant qu’il était encore chaud. Si la Game Boy fut le parfait terrain d’entraînement de Masahiro Sakurai et le chaud nid à partir duquel Kirby prit soudainement son envol, il restait encore au créateur de considérables territoires à explorer. Un projet plus ambitieux encore fut donc mis en chantier et le rondouillard ballon de baudruche allait cette fois faire ses premiers pas sur NES. Comme pour tisser le lien avec ses premières aventures, ce nouvel épisode s’ouvre avec l’esquisse progressive de la silhouette de Kirby. « D’abord dessine un cercle. Deux points pour les yeux. Puis pose un grand sourire. Et voilà ! Tu as Kirby !« . Sur la console de salon de Nintendo, le héros ne gagne pas seulement ses couleurs – le gameplay évolue considérablement et à la possibilité d’aspirer ses ennemis pour les recracher s’ajoute enfin le choix de leur emprunter leurs pouvoirs. Kirby se met ainsi à cracher du feu, à projeter des étincelles ou à manier l’épée. Il est évidemment possible de parcourir tous les niveaux comme on le faisait sur Game Boy, en virevoltant et en aspirant les adversaires, mais jongler entre ces vingt-six nouveaux pouvoirs offre aux joueurs plus expérimentés un challenge plus divers.

Les locaux de HAL Laboratory, avec Masahiro Sakurai

Les locaux de HAL Laboratory, avec Masahiro Sakurai

Car Kirby’s Adventure procède du même pari que l’épisode précédent : plaire à un public relativement jeune, à travers des niveaux facilement accessibles et des défis qu’ils sont susceptibles de relever jusqu’au bout. « Ces nouveaux pouvoirs ont été ajoutés afin que les hardcore gamers puissent s’amuser autour de certains mécanismes de gameplay et aussi pour offrir un nouveau challenge au jeu, » confirme Sakurai. « Le développement s’est toutefois toujours articulé autour du concept d’un jeu destiné aux débutants. Il existait déjà de nombreux jeux d’action difficiles, à l’époque de la NES, il fallait s’adresser à tous ceux qui découvraient la discipline pour la première fois, » poursuit-il dans une interview parue en 2005 sur le site de Nintendo Japan. « On a donc introduit ce système de santé qui n’est pas très pénalisant, mais on souhaitait réellement s’adresser tout autant aux grands débutants qu’aux joueurs avancés. Il fallait trouver un concept où les premiers puissent juste aspirer et déclencher des attaques fortes, tandis que les seconds profitent d’un gameplay plus nuancé, » poursuit-il.

Kirby's Adventure

Kirby’s Adventure

Autour de huit mondes composés d’une demi-douzaine de niveaux chacun, Kirby évolue ainsi dans des décors variés et colorés, avec les grands canons du jeu de plate-forme classique, où les boss viennent conclure votre progression et où il faut faire preuve d’une certaine dextérité. Il s’agit donc d’une excellente expérience initiatique pour tous ceux qui n’ont pas eu la chance de découvrir les pionniers du genre, mais aussi d’une vraie partie de plaisir pour ceux qui les connaissent déjà par cœur. À ce titre, le jeu est l’un des plus réussis techniquement et repousse considérablement les possibilités de la NES, en laissant préfigurer certains effets qui seront l’apanage de la Super Nintendo, comme les arrière-plans animés en parallaxe ou la fausse-perspective. En conséquence, il s’agit de la cartouche la plus volumineuse de l’histoire de la NES avec 768 Ko de données répartis dans une multitude de puces MMC3. Le contrôleur mémoire parvient ainsi à charger les différentes données des ROMS dans la mémoire vive de la console à travers le principe du bank-switching (pour de plus amples détails à ce sujet, rendez-vous sur notre article consacré à Castlevania II: Simon’s Quest), tout en proposant une sauvegarde automatique des données – jeune public oblige, tout autre système aurait été plus complexe. Dernier détail allant dans le même sens, Kirby’s Adventure est l’un des rares jeux NES à profiter d’une traduction intégrale en français, là encore pour faciliter l’accessibilité de ce titre. Quant à Masahiro Sakurai, cette débauche technologique lui a donné l’appétit nécessaire pour s’atteler par la suite à l’un des grands projets des années 2000, Super Smash Bros.

L'équipe en 1992 - En haut : Takao Shimizu (Producteur de Kirby's Adventure, The Legend of Zelda: A Link To The Past...), Satoru Iwata, Shigeru Miyamoto - En bas : Takashi Saitou (character designer), Masahiro Sakurai, Hiroaki Suga (programmeur de Kirby's Adventure, Adventures of Lolo…)

L’équipe en 1992 – En haut : Takao Shimizu (Producteur de Kirby’s Adventure, The Legend of Zelda: A Link To The Past…), Satoru Iwata, Shigeru Miyamoto – En bas : Takashi Saitou (character designer), Masahiro Sakurai, Hiroaki Suga (programmeur de Kirby’s Adventure, Adventures of Lolo…)

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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