Castlevania II: Simon’s Quest

Il fallait battre le fer pendant qu’il était encore chaud. Sorti le 26 septembre 1986, le premier épisode de Castlevania a immédiatement rencontré le succès auprès d’un public avide d’action et d’aventure dans un univers gothique qui échappait aux productions de l’époque. Mais avec la sortie de Metroid, le 6 août de la même année, l’équipe de développement de Konami adopta une direction artistique radicalement différente pour sa suite directe, sortie moins d’un an plus tard, le 28 août 1987.

02-castlevania2Le Famicom Disk System n’a rencontré qu’un succès mitigé, mais avec son système de sauvegarde et ses plus hautes capacités, il débridait littéralement l’imagination des équipes de développement. Le premier Castlevania, à ce titre, a pu profiter de graphismes somptueux pour l’époque et d’une bande-son savamment orchestrée. À travers ses dix-huit niveaux, il proposait aussi un challenge plus relevé, avec une aventure plus longue et épique que les titres les plus classiques… même si aujourd’hui encore, les speedrunners les plus acharnés parviennent à le compléter en 11 minutes environ. Mais voilà : le prix des puces et des composants mémoire descendait en flèche et il était à nouveau envisageable pour Nintendo de produire à moindre coût des cartouches dont les capacités dépassaient celles des disquettes du FDS. Par ailleurs, ce nouveau périphérique fut l’occasion pour Nintendo de réformer les accords de licence auprès de ses éditeurs-tiers, qui devaient alors opter soit pour une diffusion sur cartouche, soit sur disquette, soit sur les deux. La conversion se payait au prix fort et les profits sur disquettes étaient bien plus maigres, notamment parce que le Famicom Disk System n’était pas disponible en-dehors du Japon. Le nouvel accord de licence sur disquettes prévoyait par ailleurs la cession de 50% des droits patrimoniaux des jeux Disk System, une clause dure à avaler pour les éditeurs. Pour toutes ces raisons, il fallait à Nintendo trouver une solution pour continuer de travailler en harmonie avec les licenciés afin d’alimenter son catalogue de jeux.

Repousser les limites

La technique d'affichage des sprites de la NES, sur deux calques de huit octets

La technique d’affichage des sprites de la NES, sur deux calques de huit octets

Genyo Takeda, en 1983

Genyo Takeda, en 1983

Arrêtons-nous tout d’abord sur un point technique. La Famicom intègre un processeur 8 bits Ricoh 6502, un circuit graphique fait maison (PPU, Picture Processing Unit) capable d’afficher 24 couleurs simultanément à l’écran avec des sprites de 8×8 pixels ou 8×16 pixels sur deux calques superposés de huit octets, 2 Ko de mémoire vive, 2 Ko de mémoire vidéo, 32 Ko de mémoire morte pour le programme (PRG-ROM) et 8 Ko de mémoire morte pour les graphismes (CHR-ROM). Développée au début des années 80, la machine montrait désormais ses limites face aux ambitions débordantes des développeurs de 1986. Responsable du centre de recherche & développement n°3, Genyo Takeda travaillait à pied d’œuvre pour réinventer le système et suppléer le processeur central de certaines tâches plus lourdes, sans pour autant obliger les consommateurs à réinvestir dans un nouvel équipement. R&D3 a tout d’abord mis au point les cartouches UNROM, dans lesquelles l’espace alloué au programme était réparti sur deux banques mémoire de 16 Ko chacune. Autour du principe de la commutation de bandes, on pouvait ainsi « prélever » les informations nécessaires et les transmettre à la mémoire vive de la console, en laissant l’autre plage mémoire accessible, ce qui réduit les temps de chargement. Les cartouches UNROM autorisaient également le stockage de données graphiques, jusque-là cantonnées dans la mémoire morte CHR-ROM, dans la mémoire PRG-ROM, plus rapide et volumineuse, là encore afin de les copier dans la mémoire vive au moment de l’exécution. En clair, lorsqu’un joueur termine un niveau, les éléments graphiques du monde suivant sont déjà consignés dans la RAM et leur affichage est quasi-instantané, contre un certain temps d’attente auparavant puisqu’il fallait les extraire séquentiellement depuis la mémoire CHR-ROM.

La puce MMC3 développée par R&D3

La puce MMC3 développée par R&D3

Mais il fallait aller plus loin encore. Takeda et ses équipes développèrent alors les puces MMC (qui, selon plusieurs sources, désignent tout autant « Memory Map Controller« , « Memory Management Controller » ou « Multi-Memory Controller« ), qui obéissent au même principe de commutation mémoire et complètent les fonctionnalités de la Famicom en intégrant des circuits plus performants. Les puces MMC1 peuvent ainsi se monter en série, ce qui permet aux développeurs de dépasser la limite de 32 Ko de la mémoire PRG-ROM, tout en supportant pour la première fois le scrolling diagonal. Elles introduisent également la possibilité de sauvegarder la partie – en intégrant une pile au lithium dans la cartouche, ces informations de sauvegarde persistent même en l’absence de courant électrique, ce qui est en particulier le cas de The Legend of Zelda. Les puces MMC3, notamment utilisées dans Super Mario Bros. 3, supportent la séparation des écrans : on peut ainsi préserver une barre de titre ou de score, inanimée à l’écran, tandis que l’action se déroule dans la partie principale de l’affichage. La puce MMC5, que l’on retrouve dans Castlevania III: Dracula’s Curse par exemple, ajoute 1 Ko de mémoire vive, une nouvelle banque de son et autorise notamment l’affichage d’un plus grand nombre de sprites à l’écran avec une assignation plus poussée de leurs couleurs individuelles. Dans tous les cas, le contrôleur mémoire joue le rôle de chef d’orchestre et va piocher dans les différents registres pour charger les éléments dans la mémoire vive. Les limites sont pour ainsi dire révolues, et la parole est définitivement donnée aux développeurs.

Les puces VRC de Konami

Les puces VRC de Konami

Fort de sa première expérience dans la conception de bornes d’arcade et avec son accord de licence en poche, Konami s’inspire de cette architecture réinventée et propose à son tour des puces spéciales pour ses propres productions. Il s’agit de la série des puces VRC qui, outre la commutation entre de multiples banques de mémoire morte, se spécialise tout particulièrement dans les fonctions sonores : la puce VRC6, par exemple, ajoute trois canaux audio. À ce titre, signalons une particularité : intégrée dans la version japonaise de Castlevania III: Dracula’s Curse, cette puce n’a pas pu être implémentée dans la version occidentale de la même cartouche, qui se contente du MMC5 comme nous l’avons vu. Il a donc fallu retravailler la bande-son du jeu et on constate quelques disparités à ce niveau entre les deux versions.

What a horrible night to have a curse

Simon Belmont prend le large et son aventure le mène désormais en-dehors du château de Dracula

Simon Belmont prend le large et son aventure le mène désormais en-dehors du château de Dracula

C’est dans ce contexte technique que les équipes de Konami se remettent à l’ouvrage sur la suite directe de Castlevania. Rappelons-nous de l’intrigue : Simon Belmont a triomphé du comte Dracula en 1691 mais le sombre monarque, avant de pousser son dernier soupir, a jeté une malédiction sur son adversaire et sur l’ensemble de la Transylvanie. Nous voilà sept ans plus tard et Simon a une vision : pour s’en libérer, il lui faut retrouver les cinq parties du corps de Dracula disséminées dans la campagne moldave afin de les brûler et ainsi d’envisager une fin de vie plus paisible, en débarrassant au passage sa contrée des hordes de monstres qui déferlent dans les villages, les forêts, les campagnes et les monts.

Metroid, développé en 1986 par R&D1, pose les bases d'un nouveau genre de jeu

Metroid, développé en 1986 par R&D1, pose les bases d’un nouveau genre de jeu

Le fabuleux Metroid étant déjà passé par là, Konami ne pouvait pas s’en tenir à une exploration linéaire de palais comme ce fut le cas du premier épisode. Et avec des capacités techniques renforcées, les bases sont jetées pour imaginer une suite à l’exploration plus ouverte, où une plus grande liberté est accordée au joueur. Il n’en fallait pas plus pour donner naissance au genre des « Metroidvania », ces jeux qui lorgnent déjà du côté des RPG pour inciter le joueur à faire évoluer son personnage au gré des découvertes, de l’expérience acquise, d’objets qui complètent son arsenal et d’un scrolling multidirectionnel. À y regarder de plus près, la sensation de liberté est en réalité plus fragile : puisqu’il faut découvrir des objets ou armes pour gagner en compétence, certaines zones du jeu, qui semblent pourtant accessibles, restent hors de portée du joueur balbutiant. Le fouet de base, par exemple, est d’un bien piètre secours face aux monstres les plus coriaces et vous devrez nécessairement le faire évoluer, que ce soit en achetant des objets auprès des marchands des villages ou en mettant la main sur le fameux Morning star aux maillons enflammés.

Simon's Quest intègre l'alternance jour/nuit, avec un défi plus relevé dans le second cas

Simon’s Quest intègre l’alternance jour/nuit, avec un défi plus relevé dans le second cas

Mais face aux voûtes lugubres du château de Dracula, le dépaysement est total et le joueur plonge dès le début de la partie dans l’ambiance si particulière des villages à ciel ouvert, dans lesquels les habitants prodiguent de multiples conseils ou se réfugient, la nuit tombée, dans les églises, ou celle de ces sauts millimétrés à pratiquer au-dessus des lacs ou rochers. Lorsqu’il bat un ennemi, Simon récupère sur son cadavre fumant des mini-cœurs, la monnaie d’échange du pays. Il peut alors acheter des équipements supplémentaires ou utiliser de multiples armes secondaires, comme un couteau en or par exemple. Castlevania II: Simon’s Quest est l’un des tous premiers titres proposant une alternance jour/nuit qui a une répercussion directe sur l’action. La nuit, les monstres sont deux fois plus forts et les villageois se terrent chez eux, leurs ruelles étant infestées de goules ou de chauve-souris. En pressant le bouton de pause, vous révélez votre inventaire personnel ainsi que l’heure actuelle : de 18h00 à 6h00 du matin, sortez couvert. Vous devez d’ailleurs battre la campagne à toute vitesse ; si vous souhaitez révéler la « vraie » fin, au terme de laquelle Simon Belmont guérit pleinement de sa malédiction, vous devez défaire à nouveau Dracula en moins de huit jours. Deux autres fins existent, dans lesquelles Simon périclite au terme de son ultime combat ou reste empoisonné. Les crédits de fin sont toujours aussi énigmatiques que ceux du premier opus, le créateur de la série Hitoshi Akamatsu se voit ici surnommé « Invicibility ».

La version sur Famicom Disk System présente des caractéristiques audio différentes de celle sur cartouche

La version sur Famicom Disk System présente des caractéristiques audio différentes de celle sur cartouche

Du côté du gameplay, le fouet de Simon réagit mieux aux pressions sur la manette mais le héros reste encore incapable de sauter sur les escaliers ou de changer de direction dans les airs. Sorti initialement sur Famicom Disk System, le jeu profite alors d’un système de sauvegarde sur la disquette. La version sur cartouche, sortie aux États-Unis en décembre 1988 et en Europe le 27 avril 1990, le remplace par un système de mot de passe. Mais comme nous l’avons vu, cette version profite des capacités améliorées des puces MMC : avec l’espace supplémentaire ainsi dégagé, les développeurs réorchestrent la bande-son et lui ajoutent notamment des samples de percussion. La musique n’est d’ailleurs plus composée par Kinuyo Yamashita comme dans le premier épisode mais par Kenichi Matsubara. Parmi les morceaux emblématiques figure pour la première fois Bloody Tears, un hymne culte qui sera repris dans la plupart des épisodes suivants.

The morning sun has vanquished the horrible night

La traduction anglaise souffre parfois de défauts et de coquilles

La traduction anglaise souffre parfois de défauts et de coquilles

Avec ses ambitions affichées de jeu de rôle, Castlevania II: Simon’s Quest concède aussi une grande importance aux dialogues et aux échanges avec les villageois. La localisation n’étant pas encore une discipline très populaire à l’époque, les textes sont en anglais dans les versions occidentales, avec une traduction plus ou moins heureuse depuis le japonais. Si les développeurs avaient bien prévu que les villageois puissent induire Simon Belmont en erreur, en lui révélant quelques fausses informations et en le mettant sur de mauvaises pistes pour retrouver des objets indispensables, des erreurs de traduction rendent aussi certaines découvertes quasi-impossibles. « Get a silk bag from the graveyard duck to live longer« , par exemple, ne revêt aucun sens, de même pour « Dracula’s evil knife blurs Camilla’s vision » ou « Wait for a soul with a red crystal on Deborah Cliff » (au lieu de « soul« , l’âme, la version japonaise utilise kaze, ce qui signifie vent – il fallait en effet disposer du cristal rouge pour déclencher un tourbillon). Joel Yliluoma s’est amusé à compiler l’ensemble des textes du jeu et à y débattre des différences.

Minoru Arakawa

Minoru Arakawa

Soucieux d’apporter un service après-vente de qualité, mais aussi d’entretenir un rapport privilégié avec ses clients en les « ferrant » dans ses filets, Nintendo avait mis en place au Japon puis dans sa filiale américaine une armada de produits dérivés. On retrouvait ainsi dans la boîte des jeux un coupon de garantie à retourner afin de s’inscrire au Fun Club (le « Club Nintendo », en France) afin de recevoir régulièrement un magazine contenant en particulier des trucs et astuces sur les jeux les plus populaires. Hiroshi Yamauchi avait proposé à Minoru Arakawa, son gendre, de prendre la tête de Nintendo of America dès sa création, en 1980. Né le 3 septembre 1946 à Kyoto, Arakawa avait successivement suivi des études à l’Université de Kyoto puis au Massachusetts Institute of Technology. Il connaissait la culture américaine comme personne, chez Nintendo, et son sens aiguisé des affaires en faisant le candidat idéal pour un tel poste. Avec plus d’un million d’inscrits au Fun Club dès sa première année de lancement, en 1988, Arakawa eut l’envie de diversifier les publications consacrées à la console et contribua à monter le magazine Nintendo Power, une véritable institution outre-Atlantique. À ce titre, le numéro 50 qui présente Simon Belmont tenant la tête de Dracula à la main fit scandale et de nombreux parents appelèrent la rédaction pour se plaindre à l’époque.

Shigeru Ota

Shigeru Ota

Les différentes publications avaient pour objectif de fidéliser la clientèle mais aussi d’étancher sa soif incessante d’informations et d’aides pour un catalogue de plus en plus fourni de jeux. En janvier 1986, Nintendo of America avait en effet lancé un service après-vente avec quatre opérateurs téléphoniques, qui répondaient sans relâche aux questions des joueurs en les aidant dans leurs aventures. Moins d’un an plus tard, le service comptabilisait un demi-million d’appels par semaine. Nintendo entretenait ainsi un rapport privilégié avec ses clients directs, sans filtre, et profitait de retours immédiats et permanents sur l’ensemble de ses titres. Dans l’équipe américaine qui a déployé un tel système, Shigeru Ota avait pour mission d’évaluer les jeux et de donner sens aux retours des consommateurs. « J’ai débarqué à New York le 8 décembre 1980, le jour où John Lennon a été assassiné. Arakawa-san m’a demandé de faire un travail de recherche culturel ici, » explique-t-il en 2000 à Core Magazine. « En février 1990, la Game Boy n’était toujours pas disponible en Europe et la NES ne se portait pas très bien. Notre distributeur en Allemagne nous a en fait supplié d’annuler sa licence. Il voulait que Nintendo s’occupe directement des ventes, c’est la raison pour laquelle Nintendo of Europe [dont il a pris la tête, NDLR] a été fondé à Francfort, en Allemagne, » poursuit-il.

Claire Saunois, conseillère chez Bandai France, en 1990. Elle deviendra ensuite rédactrice en chef adjointe de Nintendo Player, en 1992, sous le pseudonyme "Yoda"

Claire Saunois, conseillère chez Bandai France, en 1990. Elle deviendra ensuite rédactrice en chef adjointe de Nintendo Player, en 1992, sous le pseudonyme « Yoda »

Shigeru Ota décline alors à l’Europe les recettes qu’il a lui-même contribué à créer aux États-Unis. De multiples filiales sont créées en 1993 en France, au Royaume-Uni, en Espagne, aux Pays-Bas et en Belgique, alors que c’est Bandai, un spécialiste japonais du jouet, qui s’occupait majoritairement de la distribution jusqu’à présent. En France, Bandai tient ses quartiers à Saint-Ouen-l’Aumône et applique déjà les mêmes préceptes. En janvier 1990, trois « conseillers techniques en jeux Nintendo » se partagent les bureaux. Ils seront vingt à la fin de la même année, chapeautés par Eve-Lise Deleuze. Deux mille cinq cents appels déferlent au standard chaque jour, le fameux 01.34.64.77.55 que l’on retrouve dans chaque boîte de jeu. Les questions autour de Castlevania II: Simon’s Quest et sa traduction spartiate ne manquent pas, et les conseillers orientent les joueurs sur les traces de Dracula. Bandai proposait même chez les revendeurs spécialisés un mini-fascicule gratuit avec les traductions complètes en français. L’expérience sera d’ailleurs reproduite avec d’autres titres aussi complexes, comme Faxanadu par exemple.

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

Un commentaire

  1. Akumajo
    Akumajo 17 octobre 2016 à 15 h 15 min | | Répondre

    Très intéressant !

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