Cette bataille dans l’espace intergalactique n’est pas seulement l’un des éléments fondateurs du genre des shoot-em-up : c’est aussi l’allégorie de la rivalité entre deux hommes, Hiroshi Yamauchi et Masaya Nakamura, autour de la politique de licences de Nintendo et des conditions dans lesquelles les éditeurs baissent leurs armes pour rallier le giron si fructueux de la Famicom.
Véritable phénomène plus de trente-cinq ans après son apparition, Galaga incarne à lui seul la quintessence du shoot-em-up des années 80 et plus largement l’âge d’or des bornes d’arcade. Il symbolise également la réussite d’un éditeur japonais qui a tout remporté à la même époque, Namco, et qui compte parmi ses plus hauts faits d’arme la publication de Pac-Man, excusez du peu. Mais derrière ces titres à l’incroyable succès qui auront façonné le monde du jeu vidéo se cache aussi un homme assoiffé de pouvoir et de réussite financière, que l’on se plait bien souvent à dépeindre comme l’un des plus grands magnats sans foi ni loi du secteur.
Né le 24 décembre 1925 à Tokyo, soit un peu plus de deux ans avant Hiroshi Yamauchi, Masaya Nakamura crée en 1955 la société Nakamura Manufacturing et commence à s’illustrer dans le marché du jouet, en commercialisant en particulier des chevaux à bascule pour enfants. En 1958, l’entreprise se rebaptise Nakamura Amusement Machine Manufacturing Company, ce qui donnera naissance au sigle NAMCO. Poursuivant sa conquête du marché du jouet, notamment à travers les manèges et les différents jeux articulés que l’on retrouve dans les galeries marchandes et les centres commerciaux, Namco commence à s’intéresser aux jeux électroniques dans les années 1970. La société développe notamment un simulateur de conduite, Racer, qui connait un certain succès au Japon.
En 1974, la filiale japonaise d’Atari est en banqueroute. Nolan Bushnell, le patron de la maison-mère américaine, décide de la vendre et Sega, qui commercialisait déjà à l’époque des flippers et des jeux électroniques, propose 50.000 dollars pour la racheter. Conscient des enjeux qui se jouent dans ce marché et du potentiel d’un titre comme Pong, sorti en août 1972, Nakamura propose 800.000 dollars ce qui vaut le retrait immédiat de tous les candidats potentiels. L’opération se conclut finalement à 500.000 dollars et il faudra deux ans à Namco pour éponger les dettes de la filiale. En contrepartie, la société profite d’un accord exclusif de dix ans pour distribuer les jeux d’Atari au Japon, ce qui lui assure une colossale assise dans le marché balbutiant des bornes d’arcade.
La main de fer de Masaya Nakamura
Mais Nakamura sait qu’il ne pourra pas éternellement vivre des dividendes de son investissement, il lui faut produire ses propres jeux pour profiter d’un véritable retentissement mondial. En octobre 1979 sort l’un des tous premiers titres de Namco, Galaxian. Largement inspiré de Space Invaders signé Taito et sorti un an plus tôt, il popularise la formule du shoot-em-up mais va également plus loin que son auguste aîné, en particulier au niveau de l’animation et de la technologie avec l’apparition de la couleur (Space Invaders était en noir et blanc). Le gameplay est ainsi plus subtil, les vaisseaux ennemis pouvant fondre sur le joueur dans un style kamikaze ou surgir des deux coins de l’écran. Le succès est immédiat.
Namco va frapper un immense coup l’année suivante. L’un de ses développeurs, Toru Iwatani, imagine un jeu dans lequel une petite boule se déplace dans un labyrinthe et échappe à ses poursuivants, en récupérant sur son parcours des bonus qui lui valent d’inverser la tendance et d’être à son tour le poursuivant. Pakku-Man est ainsi né en mai 1980. Rebaptisé Puck-Man au Japon, puis Pac-Man aux États-Unis afin d’éviter de fâcheux jeux de mot, c’est un succès sans précédent. « Pac-Man n’est pas violent car les monstres recouvrent la vie après avoir été mangés. Ils ont aussi leur propre personnalité, » explique Nakamura en 1982. Hideyuki Nakajina, le président de Namco-America, complète ses propos : « L’ingénieur se rappelait avoir été victime de voyous à l’école, il voulait inventer un jeu où il pouvait les battre. Il voulait intégrer au jeu l’idée selon laquelle un homme bon, même s’il est faible, peut battre un voyou. » Mais les enjeux économiques triomphent bien souvent et le jeune développeur ne sera nullement remercié pour l’immense succès qu’il vient d’offrir à son employeur, désormais multimillionnaire. « M. Nakamura était très effrayant. Tous les développeurs et toutes les personnes de notre âge savaient que chaque fantôme devait avoir une couleur différente… Mais M. Nakamura voulait qu’ils soient tous rouges. J’avais 26 ans, et j’étais terrifié à l’idée de confronter le boss, » confie-t-il en 2015 au Financial Times. « Je lui ai donc présenté des chiffres. J’ai conduit une enquête en interne, parmi mes collègues, et je l’ai présentée les mains tremblantes à M. Nakamura. C’était 40-0 en faveur des fantômes de couleur, et il a finalement accepté, » conclut-il.
Célèbre pour ses colères monumentales et ses coups de sang, Masaya Nakamura trouvera en la personne de Hiroshi Yamauchi un adversaire de poids. Alors que la Famicom connait un succès retentissant au Japon, Nakamura ordonne à ses troupes d’étudier la tenue d’un partenariat avec Nintendo. Nous l’avons déjà vu à travers l’histoire de Balloon Fight, à cette époque seules les équipes internes de la firme de Kyoto sont autorisées à développer pour la console, c’est donc un refus catégorique. Mais dès que l’entreprise s’ouvrit à l’extérieur, Namco fut parmi les premiers interlocuteurs rappelés. Yamauchi reçut ainsi Nakamura et lui accorda le premier contrat d’éditeur licencié, à des conditions plus favorables que les autres acteurs qui se presseraient au portique par la suite et pour une durée de cinq ans.
Mais en 1989, ce contrat arrivait à expiration. Certain de le renouveler de manière tacite, ou tout du moins que l’opération ne serait qu’une formalité, Nakamura dépêcha ses troupes auprès du désormais géant de Kyoto. Yamauchi ne l’entendait pas de cette oreille et profita de l’occasion pour humilier celui qui apparaissait comme le leader despotique de l’industrie. Il fut ainsi signifié à Nakamura qu’il devrait désormais se plier aux mêmes conditions que les autres éditeurs, sans exception. Ivre de colère, celui-ci rétorqua par voie de presse interposée : « L’industrie du jeu vidéo est encore jeune. Je voudrais qu’elle grandisse dans un climat sain. Nintendo monopolise le marché, ce qui est malsain pour l’avenir de cette industrie… Nintendo devrait se considérer comme le leader de l’industrie du jeu vidéo et accepter la responsabilité qui en découle, » confie-t-il au quotidien économique japonais Nippon Keisai Shimbun en 1989.
Hiroshi Yamauchi lui répond par la même voie : « Namco a largement profité des privilèges qui lui ont été accordés au titre de premier licencié et ces privilèges seront dorénavant omis« . Namco menace alors de développer des jeux pour la nouvelle console Megadrive développée par Sega et dépose plainte auprès du tribunal de Kyoto contre Nintendo pour position de pratique dominante. Il est finalement débouté de la procédure et Yamauchi parachève d’enterrer le patron de Namco, dans les colonnes du magazine Zaikai : « Pour parler franchement, Namco est envieux de notre réussite… S’ils ne sont pas satisfaits de Nintendo et de notre façon de traiter des affaires, libre à eux de créer leur propre marché. Voilà l’avantage de la libre entreprise. » Namco réalisait à l’époque 40% de son chiffre d’affaires grâce aux jeux commercialisés sur les consoles Nintendo et il dut se plier aux conditions exigées. Dans l’industrie, il se propagea rapidement l’idée selon laquelle si Nakamura lui-même ne pouvait rien faire face à Yamauchi, alors personne ne le pourrait.
La quintessence du shoot-em-up
La sortie de Galaga sur Famicom, le 15 février 1985, profite toutefois du contexte favorable précédent. Il s’agit en réalité du second volet de la saga déjà apparue avec Galaxian : dirigé par Shigeru Yokoyama et programmé par Toru Ogawa, ce deuxième épisode d’une série qui connaîtra des dizaines de remakes et clones s’inscrit pleinement sur les bases installées par son prédécesseur, bien que les deux hommes n’y aient pas participé directement. La borne d’arcade sort en 1981 et l’objectif reste le même : vous êtes aux commandes d’un vaisseau spatial que vous dirigez en bas de l’écran, et des nuées d’ennemis aux lointains airs d’insectes fondent vers vous ou se mettent en formation pour lâcher tout type de missiles.
Le jeu gagne en subtilité et à l’issue de la partie, vous découvrez notamment votre taux de tirs réussis/manqués. Des niveaux bonus s’intercalent parfois, dans lesquels le joueur doit abattre tous les ennemis présents à l’écran en un minimum de temps. Autre nouveauté, certains vaisseaux-mères ennemis sont capables de capturer votre propre aéronef à l’aide d’un rayon-tracteur. Au prix d’une vie, il est ensuite possible de le libérer et ainsi de commander deux vaisseaux à la fois – votre force de frappe s’en voit améliorée, mais vous présentez également une surface bien plus large pour recueillir les tirs ennemis. Bien qu’il n’égale pas les records de Pac-Man, Galaga reste l’un des plus grands succès de Namco. Pour la petite histoire, son producteur Shigeru Yokoyama, après avoir travaillé sur d’autres séries populaires de l’éditeur comme Time Crisis et Ridge Racer, officiera finalement en qualité de responsable général sur un autre jeu intimement lié à l’histoire de Nintendo, Super Smash Bros.
« On avait produit un gigantesque nombre de PCB de Galaxian, et il a donc été décidé que nos jeux suivants allaient exploiter le même hardware. Mais après avoir finalement développé un prototype partiellement fonctionnel de Galaga, Ishimura du département de Recherche et Développement, qui était responsable du hardware, a décidé que le jeu devait exploiter une nouvelle carte. On est alors revenu à la case départ et on a conçu un nouveau jeu, le Galaga tel que vous le connaissez. À l’époque, j’étais le meilleur joueur de Galaxian chez Namco (rires). J’ai donc tout d’abord écrit les specs, en m’assurant que ce que je voulais créer était techniquement possible pour les programmeurs. J’ai dessiné les concepts des sprites et c’est Hiroshi Ono, un designer devenu très célèbre dans le domaine du pixel art, qui les a définitivement composés. J’ai fait essayer le jeu à Iwatani et il m’a dit, « Tu l’as vraiment bien conçu, je suis stupéfait des détails. On voit vraiment tes efforts, je pense que c’est un jeu dont les gens ne vont pas se lasser de sitôt. ». Cela m’a donné confiance. »
Shigeru Yokoyama, en 2011, pour les 30 ans de Galaga
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