Autant se l’avouer : Tecmo Bowl n’est probablement pas le premier jeu qui nous vient en tête lorsque l’on se remémore, du moins en Europe, les moments phares de la NES, ceux que l’on chéris tout particulièrement et dans lesquels on plonge trente ans plus tard avec un plaisir demeuré intact. Et pour cause : la cartouche n’est même pas sortie dans nos contrées, la faute au sport qui l’anime, le football américain, qui n’a jamais bénéficié ici d’une quelconque aura. Mais aux États-Unis et ailleurs, c’est un tout autre accueil qui lui est réservé : le jeu bénéficie d’un véritable culte, au point d’être toujours mis à jour 27 ans plus tard avec même quelques revendeurs spécialisés capables de graver l’EPROM hackée sur la cartouche d’origine.
Nous sommes déjà largement revenus sur les années de formation de Tekhan, puis de Tecmo, dans notre article consacré à Ninja Gaiden. Si cela ne diminue en rien la créativité et le talent de l’équipe qui en est à l’origine, rappelons que ce titre culte est né de l’appétit mercantile d’Akirahito Kakihara, le président-fondateur de Tecmo, de proposer un jeu « avec des ninjas », le phénomène gagnant en popularité aux États-Unis. « Le président nous a convoqués dans son bureau et nous a demandés de créer et de développer un jeu autour des ninjas pour la NES, tandis qu’une autre équipe était affectée au développement d’un jeu d’arcade distinct autour de Ninja Gaiden, » explique Masato Kato en juillet 2011, le game designer de Ninja Gaiden. Outre quelques autres jeux cultes et œuvres originales comme Bomb Jack, Rygar ou Solomon’s Key, les premières années de Tecmo sont marquées en filigrane par cette envie de réaliser des coups marketing et de s’extraire de l’archipel japonais pour gagner ses lettres de noblesse outre-Atlantique – là encore, on ne qualifie nullement péjorativement la démarche, mais comme nous allons le voir elle présente une certaine importance dans le développement de Tecmo Bowl qui nous intéresse aujourd’hui.
Parmi les premiers titres qui relèvent d’une telle visée « opportuniste », on peut citer Tehkan World Cup, sorti sur borne d’arcade en 1985 au Japon et en 1986 en Europe et aux États-Unis, soit l’année de la Coupe du monde de football au Mexique, dont il reprend les équipes et leurs couleurs. Le jeu sera d’ailleurs adapté sur NES où il sortira le 7 décembre 1990 sous le nom Tecmo World Cup Soccer, la maison-mère ayant changé de patronyme entre temps. Preuve que l’on ne targue pas du tout le jeu d’être un pur attrape-nigaud commercial, il introduit de nombreuses avancées majeures comme son contrôle précis au trackball et surtout la vue du dessus en deux dimensions – le cultissime Kick Off de Dino Dino, qui symbolisera à jamais ce type d’affichage, ne verra le jour qu’en 1989. Cette volonté de plaire aux joueurs occidentaux et d’offrir le meilleur écrin à un sport à l’époque méconnu au Japon, on la doit à un passionné de documentation doublé d’un perfectionniste, Shinichiro Tomie. Né en 1961, il fait partie de ce bastion d’universitaires que Tekhan/Tecmo recrute à temps partiel, comme Michitaka Tsuruta, le créateur de Mighty Bomb Jack et Solomon’s Key, ou Hideo Yoshizawa, qui prendra en charge le développement de Ninja Gaiden.
Touchdown, quaterback et shotgun
Tehkan World Cup remporte tout de suite un immense succès en arcade, au-delà de sa pure réussite technique et de ses innovations, mais le marché des simulations sportives est en pleine effervescence et le titre se fait peu à peu éclipser par de nouveaux-venus – c’est aussi le sort réservé aux jeux qui choisissent de s’ancrer dans une certaine actualité. Après le ballon rond, il apparaît donc légitime à Tecmo et à Shinichiro Tomie de se pencher sur le sort du football américain ; après tout, Nintendo himself s’est bien attaqué coup sur coup à Baseball, Tennis, Pinball et Golf la même année, en 1984. Pour ce nouveau projet, là encore mené avec une équipe très réduite, il se voit secondé par Akihiko Shimoji à la programmation. Depuis Tokyo, les deux hommes commencent par se documenter massivement sur la discipline. « Avant d’entamer la production du jeu, je ne connaissais même pas les règles de ce sport, » avoue Shimoji. « Mais au cours du développement, j’étais impatient à l’idée de voir les matches à la télévision, » poursuit-il. Nous sommes alors en 1986-87 et le Japon n’a qu’une couverture toute parcellaire du championnat de football américain, la NFL. Au bureau et dans son propre appartement, Tomie cherche à enregistrer le plus de matches possibles diffusés sur les chaînes satellite de la NHK, le groupe audiovisuel public japonais.
Le Japon n’est toutefois pas totalement démuni face à ce sport, il existe depuis 1970 un mensuel plutôt confidentiel qui lui est dédié dans l’archipel nippon, Touchdown NFL (Touchdown Pro depuis 1989). Pour la petite histoire, le mensuel vient de signer son dernier numéro avant de déposer le bilan le mois dernier, en septembre 2016. Tomie et Shimoji dévorent les pages du magazine, compulsent frénétiquement des statistiques et acquièrent en quelques semaines des connaissances quasi-encyclopédiques en la matière. Ils importent également quantité de publications américaines pour se familiariser avec les grands noms du sport et connaître les caractéristiques des grandes équipes américaines. « Comme je souhaitais utiliser les véritables formations et stratégies du football américain, je regardais souvent les vidéos au ralenti, en revenant sans cesse en arrière, pour noter les mouvements des joueurs sur papier, » explique Tomie au journaliste Lou Raguse. Il faut imaginer l’effort qu’a demandé une si grande détermination, à noter scrupuleusement la position, l’attitude et les statistiques de joueurs qui parfois demeuraient en-dehors de l’action, alors que la manière de filmer la discipline en 1986 restait rudimentaire, même aux États-Unis, et se focalisait essentiellement sur le porteur du ballon.
Côté audio, c’est Keiji Yamagishi qui s’occupe de la bande-son, des bruitages et des effets vocaux. Mais l’équipe étant réduite et la passion de Tomie devenant contagieuse, il se prend lui aussi au jeu de collecter les statistiques. « Je ne me souviens plus exactement de la saison de la NFL sur laquelle nous nous sommes basés, mais je me rappelle de la manière dont on a collecté les données, » indique-t-il au blogueur Keith Good en 2016. « Nous nous sommes tournés vers le seul magazine japonais consacré au football américain et vers Tecmo America pour obtenir les données, en conséquence je pense qu’elles étaient peut-être déjà périmées. » Qu’importe : dans la mesure où des caractéristiques si précises et si différentes d’un joueur à l’autre sont difficiles à rendre sur l’écran de la borne d’arcade puis de la NES, Tomie se focalise en premier lieu sur « l’impact » et le charisme des vedettes du sport. « Cela m’a amené à me poser la question, « Comment représenter un fort impact dans le jeu ? ». Plus précisément, comment pouvais-je rendre un joueur unique à l’écran ?, » explique Tomie. « On a lutté pour calibrer la vitesse max des vedettes, on voulait montrer à quel point elles étaient « inarrêtables ». Cela ajoute un autre challenge au jeu – comment arrêter l’inarrêtable. Il y a tant de joueurs uniques dans la NFL, il était très important de leur associer des caractéristiques différentes, qui leur sont propres. Des joueurs uniques conduisent à un jeu unique, et pour chaque joueur unique, il fallait être capable de modifier la formation et la stratégie. C’est pour cette raison que le jeu est si fun – vous ne savez jamais exactement ce qui va sortir de chaque rencontre, » conclut-il.
Ce considérable effort encyclopédique est finalement récompensé : probablement sous l’impulsion de Tecmo America mais aussi parce que les simulations sportives sont encore rares, Tecmo Bowl devient le premier jeu vidéo de l’histoire de la NES à disposer des véritables noms de joueurs de la NFL – par un découpage assez complexe des licences, il n’a toutefois pas le droit de reprendre le nom des équipes et se contente du nom des villes. Mais aux yeux des fans de ce sport, l’essentiel est bien là et la magie opère, avec cette vue du haut très lisible, directement empruntée à Tekhan World Cup, et ses quatre stratégies que l’on choisit à chaque coup d’envoi. « Dès que nous l’avons vu au pied du sapin, nous y avons joué toute la journée avec mon frère, » explique Chet Holzbauer à Kotaku qui organise depuis 2005 le Tecmo Madison, le plus grand tournoi dédié au jeu vidéo d’origine qui connaîtra sa treizième édition le 8 avril 2017. « J’entends encore ma mère dire à mon père, « les garçons ne font rien d’autre que de jouer à ce jeu vidéo stupide » […] Avec mes amis, l’autre soir, on se disait qu’on connaît finalement bien mieux le roster de la NFL de l’époque que celui actuel. »
Un héritage mémorable
Tecmo Bowl sort en décembre 1987 en arcade et se voit adapté sur NES en février 1989 aux États-Unis, alors que la console connait son apogée. Cette dernière version s’impose bien vite comme l’édition de référence et malgré les quelques aménagements nécessaires, dues aux limites techniques, le succès est immédiat. « Pour que l’on rejoue encore et encore à un jeu, il faut que de nombreux aspects soient personnalisables, on souhaitait proposer de nombreuses tactiques différentes, avec une manière de jouer unique, » explique le développeur Shimoji. « Avec Tecmo Bowl, Tomie voulait afficher 60 images par seconde afin d’afficher des mouvements réalistes, je voulais aussi atteindre un tel résultat et obtenir un programme au déplacement rapide, » poursuit-il. « Mais pour que la vitesse reste acceptable, nous avons dû réduire chaque équipe à neuf joueurs [au lieu de onze, NDLR], » conclut-il. « Composer de la musique pour la NES revenait toujours à lutter contre les limites de la machine, » se souvient Keiji Yamagishi. « On a réussi à faire tenir la musique et les effets sonores dans l’espace restant. Nous avons enregistré les différentes voix avec trois ou quatre américains envoyés par notre filiale étrangère. Aucun d’entre eux n’était un joueur professionnel ou n’avait d’expérience en tant que quaterback, ils ne pouvaient pas vraiment jouer. Ça paraît impensable aujourd’hui (rires), » poursuit-il.
Après avoir travaillé sur Tecmo Bowl, la même équipe officie sur l’adaptation de Captain Tsubasa II (Olive et Tom) comme nous l’avons vu dans l’histoire de Ninja Gaiden, un jeu de football qui verse davantage sur la stratégie et la prise de décision au terme d’imposants dialogues. Elle rempile ensuite pour Tecmo Super Bowl, le véritable épisode qui marquera les joueurs et qui sortira exclusivement sur NES, le 13 décembre 1991. Les limites de la NES sont cette fois repoussées. « Pour vraiment rendre justice à l’excitation de la NFL, nous avons décidé que onze joueurs figureraient cette fois dans chaque équipe, » indique Shimoji. « Le processeur de la NES empêchait que 22 joueurs se déplacent en même temps, on a lutté pour maîtriser cet aspect, » poursuit-il. En réalité, il a mis en place un système où les joueurs clignotent brièvement, ce qui est imperceptible à l’écran, mais ce qui fait croire à la console que moins de sprites se déplacent simultanément.
C’est précisément ce second épisode qui fait l’objet d’un véritable culte aux États-Unis et qui anime une illustre compétition depuis douze ans déjà, organisée par Chet Holzbauer et qui rassemble des centaines de joueurs connaissant par cœur ses moindres stratégies. Mieux encore, vingt-cinq ans après sa parution, le jeu fait encore l’objet d’une mise à jour annuelle tenue par les fans. Ceux-ci se regroupent auprès du site TecmoBowl.org, une vraie mine d’informations qui évoque aujourd’hui encore les meilleures stratégies et les plans d’attaque, tout en adaptant minutieusement la ROM d’origine avec le roster de chaque saison de la NFL. « C’est la marque des grands jeux, » explique Matt Knobe l’administrateur du site, « il est très simple à jouer et à apprendre, mais difficile à maîtriser. Même si vous jouez mille parties, vous verrez peut-être quelque chose de complètement différent au match 1001, » poursuit-il.
Sur son site massif, on retrouve notamment une monumentale documentation avec les codes hexadécimaux précis de chaque sprite, couleur ou statistique, pour que la mise à jour reste un effort commun. Sur le forum, des revendeurs spécialisés américains (of course) proposent même qu’on leur envoie la cartouche d’origine de la NES afin de la reprogrammer et de recevoir une version revue et corrigée de Tecmo Super Bowl. Si Akihiko Shimoji a quitté le pur domaine des jeux vidéo pour concevoir des applications mobiles depuis son domicile à Okinawa et qu’il ne possède même plus de NES lui-même, il avoue qu’il « ne savait pas que de tels tournois existaient toujours et qu’il est extrêmement heureux que le jeu survive 25 ans plus tard et qu’il est toujours aimé des joueurs. » Quant à Shinichiro Tomie, il a quitté Tecmo pour rejoindre Chunsoft, l’éditeur fondé par Kōichi Nakamura alors responsable de Dragon Quest. Celui qui s’est baptisé « S. Cruyff » dans les crédits de Tecmo Bowl, ce que l’on aurait pu prendre pour un amalgame en disant long sur son implication dans le projet alors qu’il a au contraire noué une vraie relation au football américain, a notamment travaillé sur d’autres jeux cultes pour Nintendo, comme la série des Pokémon : Donjon mystère.
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