Fort de l’immense succès du gorille et surtout des premiers pas plus que réussis de Shigeru Miyamoto dans le marché des jeux vidéo, il lui faut rapidement remettre le couvert. Ce sera chose faite dès l’année suivante, en 1982, avec la sortie en arcade de Donkey Kong Jr., le rejeton du colossal singe, qui met Mario dans une position qu’il ne retrouvera plus jamais par la suite : celle de l’antagoniste.
C’est une victoire écrasante pour Minoru Arakawa et ses troupes, du côté du pays de l’Oncle Sam : avec le développement précipité de Donkey Kong puis le procès finalement gagné contre Universal Studios, Nintendo of America remporte un vrai succès. La bonne santé financière de la filiale consolide en parallèle l’assise de la maison-mère, à Kyoto, et surtout sa réputation dans le marché du jeu vidéo et celui, bien plus impitoyable, des affaires. Conscient de détenir dans leurs rangs un véritable prodige, le jeune Shigeru Miyamoto, Hiroshi Yamauchi et ses trois généraux Gunpei Yokoi, Masayuki Uemura et Genyo Takeda, sont avides de nouveaux challenges. En 1980, un voyage en Shinkansen, le TGV local, donna l’occasion au maître ingénieur de prouver une fois encore son flair technologique et sa vision des loisirs électroniques.
Assis dans le train, Gunpei Yokoi regarde un homme d’affaires assis sur le siège voisin s’amuser avec sa calculatrice de poche, pour passer le temps. Ce fut pour lui une révélation : ce que Nintendo savait déjà faire sur des bornes d’arcade de cent kilogrammes ou sur des boîtiers à relier au téléviseur comme les Color TV Game 6 et 15, il le fallait le miniaturiser et le rendre transportable. « La façon Nintendo d’exploiter une technologie ne consiste pas à faire avancer l’état de l’art, mais à appliquer une technologie au point à une production massive bon marché, » indiquait Yokoi à l’époque. Il travaille main dans la main avec Satoru Okada, son bras droit immédiat, et avec Uemura, qui avait évolué chez le fabricant de puces Sharp auparavant, et ils puisent tous les trois dans le catalogue de ce dernier pour trouver les composants adéquats. Le résultat de leur travail ? Game & Watch, littéralement jeu & montre, une console de la taille d’une calculatrice avec une petite horloge dans un coin de l’écran, qui embarque un seul et unique jeu à l’intérieur. Le premier modèle voit le jour le 28 avril 1980.
Après le succès commercial de Donkey Kong et les longues files d’attente dont Arakawa et son équipe avaient été témoins aux États-Unis, Gunpei Yokoi demande à Shigeru Miyamoto de plancher sur une adaptation de son nouveau héros sur cette plate-forme mobile. Pensez donc, les joueurs pourraient ainsi détenir leur propre copie de la borne d’arcade et rejouer inlassablement, sans remettre la main au portefeuille après trois chutes de Mario ! Mais les puces des Game & Watch restent modestes, faible coût de production oblige, et il faut à Miyamoto simplifier son premier jeu pour un tel support. Les mouvements de Mario sont ainsi un peu plus épurés encore et le jeu ne comprend qu’un unique niveau. Qu’importe : ce sera un immense succès commercial et il s’en vendra des millions. Sorti le 3 juin 1982, ce modèle de Game & Watch est aussi l’occasion d’ajouter un second écran à la console – Mario part du bas pour gagner le haut de l’affichage, en tirant sur un levier afin de déplacer une grue qui le hisse jusqu’au gorille. Une révolution pour l’époque et des éléments de gameplay, avec ce système d’activation, que l’on retrouvera dans d’autres épisodes de Super Mario Bros.
Le retour du fils prodige
Ces nouveaux éléments de gameplay, Shigeru Miyamoto va d’emblée songer à les intégrer à la suite directe de Donkey Kong. Avec plus de 80.000 bornes d’arcade produites du premier opus, il fallait en effet offrir un nouveau challenge aux milliers de joueurs à travers le monde. Et surtout leur réserver une surprise : après avoir retrouvé sa copine Pauline (du nom de Polly, la femme de Don James qui avait aidé Minoru Arakawa à déménager le siège de Nintendo of America à Seattle), Mario mit son gorille sous les verrous. C’est finalement le fils du captif, Donkey Kong Junior, qui part à l’assaut du plombier tortionnaire et essaie de libérer son père. Le jeune singe, plus habile, peut désormais passer de liane en liane, sauter sur des trampolines ou s’agripper à des plates-formes mouvantes. Les quatre niveaux du jeu paraissent ainsi plus animés, des oiseaux zigzaguent à travers l’écran en faisant tomber des œufs, des étincelles électriques parsèment le parcours et il faut déplacer des clés dans les serrures pour libérer le gorille captif. En haut de l’écran, Mario fouette des alligators pour qu’ils viennent entraver la progression du singe. Il ne fera évidemment plus jamais preuve d’une si grande cruauté dans les dizaines d’épisodes à suivre de ses aventures. Il fallait toutefois trouver une astuce pour réinventer le jeu de plates-formes et la possibilité d’incarner un autre personnage en inversant les rôles renouvelle à elle seule l’intérêt et justifie la nouvelle palette de mouvements du héros.
Sorti le 1er août 1982 sur borne d’arcade, le jeu remporte là encore un grand succès et rafle même le prix du « Best Videogame Audio/Visual Effects » décerné par la revue Electronic Games. Mais entre le Game & Watch qu’il a réalisé un mois plus tôt et ce nouveau titre, Shigeru Miyamoto n’est déjà plus ce jeune artiste en herbe qui travaille seul, dans son coin, et à qui l’on ne confie qu’un projet dont personne ne voulait. Pour ce titre, il travaille avec un jeune artiste, déjà féru des jouets Nintendo pendant son enfance, qui vient d’être recruté à la sortie de son école d’art en 1982 : Yoshio Sakamoto. De sept ans le cadet de Miyamoto, il participe directement à l’élaboration du jeu pour lequel il est crédité en tant que « pixel artist ». Il poursuivra ensuite sa carrière au sein de R&D1 auprès de Yokoi et Okada et se tournera vers la Famicom, co-créant notamment la fantastique saga de Metroid.
« Je suis entré chez Nintendo en 1982. À cette époque, on fabriquait essentiellement des Game & Watch. Pour la première fois, la société recrutait de nouveaux employés en provenance d’écoles d’art. Je travaillais sur la version multi-écran de la version Game & Watch de Donkey Kong. Si vous vous rappelez des barils et des grues du jeu, c’est moi qui les ai faits. Il s’agit d’ailleurs de la première chose que j’ai créée pour un jeu vidéo. M. Miyamoto travaillait en parallèle sur du pixel art pour Donkey Kong Jr. et il avait besoin d’aide. Il a parlé à mon patron, et puisque j’étais disponible, je l’ai rejoint. Un jour, Gunpei Yokoi m’a dit : « Si tu sais faire du pixel art, tu sais faire un jeu. » Il nous poussait toujours à développer de nouvelles idées créatives. »
Yoshio Sakamoto au magazine Wired, 4 juillet 2010
Une histoire plus étrange est intimement liée au développement de Donkey Kong Jr. Lors du fiasco de Radar Scope, remplacé en toute hâte par le jeu Donkey Kong en 1981, Nintendo a fait appel à une modeste entreprise japonaise spécialisée dans le développement de jeux pour concrétiser les idées de Miyamoto, Ikegami Tsushinki. Un message caché a d’ailleurs été retrouvé dans la ROM du titre de la borne d’arcade :
CONGRATULATION !IF YOU ANALYSE DIFFICULT THIS PROGRAM,WE WOULD TEACH YOU.*****TEL.TOKYO-JAPAN 044(244)2151 EXTENTION 304 SYSTEM DESIGN IKEGAMI CO. LIM.
Outre le développement du programme, Ikegami Tsushinki avait fait directement presser les premières cartes mères de Donkey Kong qui avait été envoyées aux États-Unis et que Minoru Arakawa avait lui-même contribué à insérer dans les bornes en remplacement de Radar Scope. Si Nintendo possédait évidemment les droits sur les personnages, les noms et tous les autres éléments directement associés à Donkey Kong, il n’en allait pas de même sur les droits de reproduction et de fabrication des circuits : Ikegami Tsushinki les revendait directement à Nintendo pour un montant unitaire de 70.000 yens. Après la livraison des 8000 premières unités, la firme de Yamauchi voulait produire elle-même les cartes suivantes. La propriété des droits de licence relatifs au code source du programme en lui-même demeurait incertaine. Cet aspect était encore peu débattu à l’époque, et Nintendo s’est mis à reproduire les cartes afin d’alimenter les 80.000 bornes suivantes de Donkey Kong. Il n’en fallait pas plus pour qu’Ikegami Tsushinki rompe toute relation … et se mette à développer deux des grands succès de Sega à l’époque, Zaxxon et Congo Bongo.
Pour Donkey Kong Jr., Nintendo se retrouvait ainsi sans le code source d’origine du titre inaugural. La société a alors fait appel à Iwasaki Engineering afin de pratiquer un reverse engineering sur la borne de Donkey Kong. Plusieurs employés d’Iwasaki Engineering ont d’ailleurs rejoint les rangs de R&D1 par la suite. En clair, Donkey Kong Jr. a été développé sur un code source récupéré de cette manière, ce qu’Ikegami Tsushinki a remarqué par la suite. L’entreprise a réclamé 580 millions de yens à Nintendo, pour infraction à la propriété intellectuelle. La bataille juridique a duré près de dix ans et la cour a finalement tranché en 1990 en faveur d’Ikegami Tsushinki – le bras de fer s’est toutefois résolu in extremis à l’amiable, pour une somme aujourd’hui encore inconnue.
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