Le jour du lancement mondial de Diablo III, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Alex Mayberry (Lead Game Producer) et Dave Adams (Lead Level Designer). Les deux têtes pensantes de Blizzard reviennent sur le développement du titre et sur les futurs projets concernant cette franchise. Cette interview a été partiellement publiée dans PC Jeux n°173. La voici en intégralité sur PixelHut.fr.
PixelHut : Douze ans se sont écoulés depuis le dernier épisode de Diablo. Comment avez-vous été impliqués dans ce projet ? Et comment l’avez-vous abordé ?
Alex Mayberry : Nous travaillions avec David chez Swinging Apes Studio, un studio de développement spécialisé dans les jeux vidéo pour consoles de salon et nous planchions sur Starcraft: Ghost, puis nous avons rejoint les équipes de Blizzard sur World of Warcraft. Je me souviens avoir joué au premier Diablo bien avant de rejoindre les rangs de cette industrie et à Diablo II avant de travailler chez Blizzard et j’ai toujours été un grand fan de la saga. Lorsque l’opportunité de rejoindre l’équipe de développement s’est présentée, j’ai sauté sur l’occasion parce que c’était l’une de mes franchises préférées de tous les temps. Nous sommes tous des fans du jeu avant tout et nous devions respecter tout le travail déjà accompli avant notre arrivée. Notre véritable challenge a consisté à pousser l’univers vers de nouveaux territoires, tout en restant fidèles aux origines de la saga.
PH : À propos de la fidélité, justement, Diablo III introduit plusieurs changements de grande importance, à commencer par l’histoire en elle-même. Pourquoi l’avoir établie vingt ans après les derniers événements de Diablo II ?
AM : Nous voulions absolument nous concentrer sur l’histoire en elle-même, en premier lieu. Le scénario prend ainsi ses racines vingt ans plus tard, alors qu’une grande invasion de démons devait se produire. Elle n’a jamais vraiment eu lieu et la population de Sanctuary a cessé de se tracasser et a repris le cours de sa vie normale, en considérant que les événements de Diablo I et II relevaient davantage des légendes immémoriales. Deckard Cain est le seul individu encore persuadé que de tels événements peuvent se produire. Nous avons cherché à établir suffisamment de distance entre Diablo II et Diablo III afin d’avoir du champ libre pour pousser l’histoire vers de nouveaux horizons, mais nous n’avons délibérément pas accentué cette distance afin de maintenir un lien avec le passé.
PH : Un mot à propos de l’aspect narratif du jeu. Comment êtes-vous parvenus à équilibrer l’aspect « RPG traditionnel » avec un titre davantage tourné vers l’action ? Quel rôle joue la narration à ce titre ?
Dave Adams : Nous nous sommes efforcés de rendre les scènes de dialogues interactives, et non de nous contenter de les enchaîner comme de longues cinématiques. Le joueur ne patiente pas pendant vingt minutes, ça n’aurait pas été amusant : nous faisons avancer l’histoire à travers le gameplay. Vos personnages progressent dans l’épopée et discutent ensemble des événements auxquels ils prennent part, de manière dynamique. Chez Blizzard, notre devise est « play, don’t tell« . C’est une attitude beaucoup plus immersive pour le joueur.
AM : Au niveau du travail, nous avons tout d’abord posé les bases de l’histoire. Nous sommes ensuite efforcés de trouver le meilleur moyen de la jouer, de la mettre en scène de manière dynamique. Vous jouez l’histoire, elle ne vous est pas contée.
PH : L’une des marques de fabrique de Blizzard tient aussi à la qualité des scènes cinématiques. Comment avez-vous travaillé avec l’équipe qui en est responsable ?
AM : Nous nous réunissions constamment. Il faut bien garder à l’esprit que la création de ces scènes cinématiques nécessite autant d’efforts que le développement du jeu en lui-même. Si le point de vue des équipes responsables du jeu et de celles à l’origine des cinématiques divergeait, on ferait face à un vrai problème et Diablo III perdrait de sa saveur. Nous devions ainsi nous assurer que tous les changements que nous apportions à l’essence du jeu se répercutaient à l’équipe responsable des scènes cinématiques.
PH : Au juste, combien de personnes ont été impliquées dans ce projet ?
AM : Une petite armée (rires) ! Le cœur de l’équipe de développement varie de 80 à 100 personnes, auxquelles il faut ajouter l’équipe responsable des scènes cinématiques, l’assurance qualité, les testeurs, Battle.net… Plus nous approchions de la date de sortie, plus nous avons eu besoin de renforts. À tel point que c’est presque la société toute entière qui s’est impliquée dans Diablo III, dans les derniers mois.
PH : Diablo III introduit de nouvelles classes de personnages ainsi qu’un nouvel arbre de compétences et une manière originale de personnaliser ses héros. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
DA : Nous avons essayé de créer un ensemble divers de classes, sans répéter pour autant celles de Diablo II, afin d’aboutir à des personnages uniques, avec des compétences différentes comme le chasseur de démons par exemple. C’est un nouveau type de personnage et nous aimons les armes et les compétences qui lui sont associées. Il apporte un nouveau type de gameplay à Diablo, comme le sorcier. Les compétences de la sorcière relèvent davantage des éléments naturels, comme la désintégration par exemple. Elle offre de nouvelles possibilités à la saga.
AM : Nous n’étions pas oblige de reprendre quoi que ce soit des premiers épisodes, mis à part le barbare qui incarne une sorte d’icône. Si vous passez en revue les nouvelles classes de Diablo III, vous constaterez que tous les styles de jeu ont été déclinés. Ainsi, les joueurs qui avaient une classe préférée dans Diablo II devraient pouvoir trouver leur bonheur à travers ces nouveaux personnages ; ils introduisent des changements significatifs mais correspondent aux différents styles de jeux qu’adorent les joueurs.
PH : Le moine était déjà présent dans l’extension Hellfire de Diablo, sortie en 1997 et développée par Sierra. Ce travail vous a-t-il inspiré ?
DA : On prend toujours la peine de regarder ce qui s’est fait par le passé, mais nous avons adopté une toute nouvelle approche, en introduisant des personnages avec des caractéristique inédites.
AM : Je ne me souviens plus réellement si nous nous sommes inspirés précisément de ce personnage. C’est surtout Jay Wilson qui a œuvré à ce niveau et qui a contribué à intégrer le moine.
DA : Oui, nous avions déjà intégré le barbare et le moine nous a permis d’introduire davantage d’arts martiaux. Sa stratégie ne repose pas sur la force brute. En clair, nous avons commencé par créer des personnages aux forces diamétralement opposées puis nous avons introduit certaines subtilités au milieu. Ce que nous voulions, c’est que chaque joueur puisse trouver une classe dans Diablo III qui épouse son style de jeu.
PH : L’une des forces de la saga de Diablo tient aux multiples manières de rejouer l’aventure. Est-ce que c’est un aspect que vous avez travaillé en amont ?
DA : Absolument. Personnellement, j’ai toujours commencé par le barbare à l’instar de nombreux joueurs. J’ignore les raisons de sa popularité, mais généralement on entame l’aventure avec lui et on s’intéresse par la suite aux autres classes de personnages et on découvre de toutes nouvelles manières de jouer. Vous débouchez ainsi sur un jeu fondamentalement nouveau, avec de nouvelles approches de l’histoire. Tout devient si différent.
AM : On s’efforce réellement de renforcer l’intérêt de rejouer à nouveau l’intrigue. Dans la mesure où le jeu repose fondamentalement sur une conception aléatoire des niveaux et des objets, on ne le rejoue jamais de la même manière. À travers l’ensemble des classes disponibles, le joueur dispose d’un large éventail de possibilités pour découvrir sans cesse du nouveau contenu. Vous pouvez même finir l’intrigue de multiples fois sans voir l’ensemble des éléments que nous avons conçus ! Les conversations en elles-mêmes, par exemple, varient selon les personnages impliqués. Le joueur est ainsi sans cesse motivé pour essayer de nouvelles stratégies et adopter de nouveaux personnages afin de redécouvrir le jeu selon des perspectives différentes.
PH : Un mot à propos du système des compétences. Vous lui avez apporté de nombreux changements depuis la beta, quel a été votre objectif ?
DA : En effet, nous avons travaillé d’arrache-pied pour établir un système de compétences cohérent, susceptible de satisfaire le plus grand nombre de joueurs. Durant la phase de beta, nous avons écouté les testeurs et nous nous sommes efforcés de mettre en place un système qui correspond au style de jeu de tout le monde. Je ne dirais pas qu’on l’a simplifié, on l’a rendu plus élégant et plus accessible. Je jouais quotidiennement durant la bêta et j’amassais un nombre considérable de runes, sans les utiliser. C’était très frustrant et nous avons alors mis en place une solution plus intéressante pour tous.
AM : Si nous en étions restés au système classique, nous aurions forcé les joueurs vers des styles de jeux dont ils n’auraient pas pu revenir. Nous avons mis en place de très nombreuses compétences, combinées avec le système de runes, permettant d’explorer d’innombrables possibilités. Avec le système traditionnel, il aurait fallu se cantonner aux premiers choix, sans avoir la possibilité de changer fondamentalement d’expérience ou de réaction au cours de la partie.
PH : Diablo III repose en grande partie sur l’agencement aléatoire d’éléments. Quel est le travail d’un level designer face à une tâche qui s’articule autant sur un aspect aléatoire ?
DA : Nous avons cherché à créer une expérience unique pour chaque donjon ou espace extérieur. Nous avons en particulier accentué les interactions entre le joueur et son environnement immédiat, comme les chandeliers dans les cathédrales par exemple. Lorsque vous pénétrez dans une pièce, tous les éléments qu’elle contient sont agencés d’une nouvelle manière à chaque fois.
AM : Nous avons créé bien plus d’éléments que vous n’en rencontrerez au cours de la partie, du design des donjons aux objets interactifs, en passant par l’apparition des monstres ou des objets. Tous ces éléments figurent dans le moteur du jeu, qui les récupère à la volée.
PH : Vous avez tous deux été impliqués dans le développement de World of Warcraft. Quelle expérience en avez-vous retiré ? Comment l’avez-vous intégrée au design de Diablo ?
DA : En tant que level designer, ce travail m’a permis d’apprendre à créer des éléments selon la philosophie de Blizzard. Je ne sais pas si c’est clair, mais j’ai immédiatement baigné dans une culture unique, qui se focalise sur le développement du meilleur gameplay possible. J’ai intégré l’équipe à partir de Burning Crusade et j’ai surtout appris à renforcer l’expérience du joueur, en assurant la cohésion de tous les éléments.
AM : Nous nous efforçons de développer une culture unique d’entreprise, en confrontant la vision de chaque équipe de développement et en jouant aux projets de chacun. On partage notre expérience et le travail de chaque équipe est très précieux, on apprend de tous les membres de la société.
PH : Diablo III introduit pour la première fois un hôtel des ventes en argent réel. Comment avez-vous travaillé sur cet aspect ?
AM : Il y a en réalité deux hôtels de vente : un premier en pièces d’or et un second en argent réel. Les objets de Diablo III apparaissent aléatoirement et vous avez donc toutes les chances de récupérer un élément qui pourrait intéresser un autre joueur. Vous pouvez ainsi le proposer aux enchères et récupérer une somme sonnante et trébuchante, en intégrant votre compte PayPal.
PH : S’agit-il d’un moyen d’endiguer le marché noir ?
AM : En réalité, on s’est rendu compte qu’il y avait une vraie demande pour un tel hôtel des ventes. Qu’on décide ou non de l’implémenter, on savait qu’un tel système allait se mettre en place à notre insu. En nous appuyant sur notre expérience avec WoW, on a constaté que l’on devait toujours faire face au gold farming, au powerleveling ou à la revente de personnages au marché noir. D’une certaine manière, ces pratiques empiètent sur le gameplay général et exposent les joueurs à du scamware ou à d’autres soucis que nous ne pouvons pas contrôler. Nous avons donc décidé de créer un environnement sécurisé pour l’ensemble des joueurs.
PH : Vous avez procédé à une large phase de beta-test. Quels en ont été les retours ?
AM : C’était probablement notre meilleure décision. La beta ouverte a vraiment contribué à identifié des problèmes dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Jusqu’alors, nous ne pouvions que simuler les lourdes charges sur nos serveurs. En ouvrant le jeu au monde entier, nous avons pu identifier des problèmes qui ne surviennent qu’à partir d’un grand nombre de joueurs présents simultanément. Durant la beta, nous avons eu jusqu’à 300.000 joueurs à la fois, soit près de deux millions de testeurs en tout. À partir de 150.000 joueurs, nous avons atteint un premier pic au cours duquel les serveurs se sont mis à planter. Nous avons alors résolu de nombreux problèmes, ce qui nous a considérablement aidés.
PH : Les jeux de Blizzard font notamment l’objet d’une intense phase de localisation. Est-ce que vous anticipez cet aspect en amont ?
AM : Je m’occupe en particulier de la planification et je travaille avec tous les producteurs locaux. L’un des aspects les plus fréquents consiste à planifier la durée de la traduction : nous devons verrouiller certains aspects du jeu, afin de laisser le temps nécessaire aux équipes de traducteurs pour aboutir aux textes de la meilleure qualité possible. Blizzard a tellement évolué au fil des années que nous devons absolument nous évertuer à offrir la meilleure expérience aux joueurs du monde entier.
PH : On parle également d’un mode de combat entre joueurs. Qu’en est-il de ce projet ?
AM : Il devrait éclore d’ici quelques mois. Il s’agit d’un mode team deathmatch, jusqu’à 4 joueurs face à 4 joueurs, avec des arènes spécifiquement conçues pour ce style de jeu.
DA : C’est une vraie partie de plaisir, c’est tout ce que je peux vous dire ! Nous avons organisé des compétitions internes, autour d’une série de maps que nous avons développées pour l’occasion, comme celles que vous avez pu voir aux dernières BlizzCon. Nous sommes toujours en train de peaufiner cet aspect, afin de nous assurer que tout fonctionne pour le mieux. Vous allez adorer ce mode de jeu.
PH : Des rumeurs laissaient entendre que les développeurs avaient décidé de ne pas se raser, tant que le jeu ne serait pas sorti. C’est vrai ?
AM : Il y a en effet une partie de l’équipe de développement qui avait pris un tel pari. Certains d’entre eux vont d’ailleurs se raser en public, le jour de la sortie. Les premiers acheteurs pourront décider du style de chaque développeur.
DA : J’ai participé à ce concours au début, mais je n’ai pas tenu le coup !
AM : Je ne voulais pas non plus m’impliquer dans ce pari… je connaissais le planning. (rires)
DA : Oui, certains fanatiques ont tenu longtemps, comme Ray Gresko !
PH : Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
DA : Avant tout, Diablo 1 et 2 naturellement.
AM : Même au-delà du jeu vidéo, nous baignons dans cet univers d’heroïc-fantasy. Nous puisons notre inspiration d’un très grand nombre d’œuvres, sans nous limiter.
PH : Le jeu étant désormais sorti, quelle est votre plus grande fierté ?
DA : En ce qui me concerne, il s’agit de la quantité d’éléments que nous avons introduits, notamment les centaines d’événements aléatoires. C’était une lourde tâche de s’assurer que tout fonctionne correctement, notamment lorsque l’on joue à quatre à la fois dans ces environnements.
AM : C’est difficile à choisir. Je suis fier qu’après avoir lancé Diablo III, quinze minutes suffisent à retrouver son plaisir de jouer. C’est comme si la saga ne nous avait jamais réellement quittés. Nous avons été capables de la faire entrer dans le 21ème siècle et il s’agit toujours d’un Diablo authentique.
PH : Comment définiriez-vous le joueur de 2013 par rapport au profil du joueur, il y a 15 ans ?
AM : Les choses ont considérablement évolué. Les attentes des joueurs sont aujourd’hui beaucoup plus élevées, et il y a aussi un public plus large que jamais. Dans le cadre de Diablo III, nous devons faire face à un public de fans purs et durs, qui ont joué à Diablo I et II sans jamais vraiment s’arrêter, et à de nombreux nouveaux joueurs. Nous nous sommes efforcés de réunir ces deux publics et d’aboutir à un titre accessible au plus grand nombre, tout en élevant le degré d’implication nécessaire pour le maîtriser. Vous n’avez d’ailleurs pas forcément besoin de le maîtriser sous toutes les coutures pour l’apprécier !
PH : À ce propos, comment avez-vous défini la courbe d’apprentissage ? Comment avez-vous fait en sorte que les débutants comme les joueurs les plus aguerris puissent prendre plaisir à plonger dans la saga ?
AM : Lorsque nous avons ouvert la beta, j’ai demandé à mon épouse de s’essayer au jeu. Je l’ai observée en train de jouer, j’ai pris des notes… On commence par nous essayer au jeu avec notre propre équipe, puis nous l’ouvrons aux autres équipes de Blizzard. On ne cesse d’ouvrir le jeu à d’autres participants, on écoute tout le monde, et on affine le résultat.
PH : Quels sont vos projets à présent ?
DA : Nous allons continuer de développer le PvP et nous allons enfin jouer à notre tour, dans des conditions normales !
AM : Durant la phase de beta, nous ne sauvegardions pas toujours la progression de nos personnages. Nous allons pouvoir jouer à notre tour, suivre la réaction des fans et procéder à des ajustements permanents. Pour nous, la sortie de Diablo III n’est pas l’aboutissement de notre travail. C’est le début de la seconde phase du jeu. Chez Blizzard, nous continuons de travailler sur un jeu après sa sortie, en procédant à des changements constants.
PH : Vous avez été impliqué tous les deux dans le projet Starcraft:Ghost. Le jeu est-il définitivement suspendu ?
AM : Oui, officiellement, Starcraft:Ghost est « reporté à une date indéfinie ». Nous n’avons pas de projets particuliers le concernant, il reste encore dans un coin de notre tête !
DA : Est-ce que j’aimerais boucler ce jeu ? Oh oui, c’était un projet passionnant. Mais il nous reste encore d’autres projets, comme World of Warcraft.
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