Final Fantasy

Son titre aurait pu être prophétique et n’incarner que l’ultime délire du jeune éditeur Square. Mais réalisé avec fougue et passion par une bande de jeunes créatifs de génie, Final Fantasy sacralise au contraire définitivement le genre du J-RPG en posant la première pierre de l’une des sagas les plus fantastiques du jeu vidéo, aujourd’hui encore louée pour son sens de la narration et du grand spectacle.

02-final_fantasyC’est aujourd’hui l’une des séries les plus populaires et adulées du jeu vidéo, avec des dizaines d’épisodes à son actif ayant tous déchaîné les foules au point de susciter de monstrueuses files d’attente lors de leur sortie, mais qui aurait pu prédire un tel succès au vu du contexte bancal qui a présidé à son ébauche ? Galvanisée par une plate-forme souple et performante, la Famicom, l’équipe d’origine a eu toutes les cartes en main pour exprimer son talent et donner corps à un gameplay révolutionnaire pour l’époque. Car Final Fantasy, un épisode méconnu dans nos contrées à cause de la frilosité de Nintendo of Europe de proposer de longues histoires pour lesquelles la localisation n’était pas encore au rendez-vous, ne se contente pas de donner ses lettres de noblesse au genre du J-RPG, le jeu de rôle japonais ; il célèbre l’une des équipes les plus créatives de son temps, menée tambour battant par Hironobu Sakaguchi, qui compte notamment dans ses rangs le fantastique illustrateur Yoshitaka Amano et le compositeur Nobuo Uematsu.

L'Université Waseda de Tokyo

L’Université Waseda de Tokyo

Né en 1957, Masafumi Miyamoto (aucun lien avec Shigeru) mène de brillantes études à la prestigieuse Université Waseda de Tokyo. Sept premiers ministres du Japon y ont fait leur classe, ainsi que de multiples ministres et les fondateurs des groupes Samsung ou Sony. Sorti diplômé en 1983, il rejoint le groupe Den-Yu-Sha spécialisé dans l’énergie électrique et administré par son père, tout d’abord en tant que programmeur dans la division consacrée aux logiciels. Mais son esprit vaque ailleurs et il ne se plait pas dans ces projets aussi austères que l’entreprise elle-même. En particulier, il ne supporte pas la rigidité de l’organisation, où les rôles et les champs d’action sont clairement délimités. Il s’intéresse alors de près à la création de jeux vidéo et propose à son père de développer une activité qui leur est dédiée au sein de son grand conglomérat. Square voit ainsi le jour en septembre 1983.

La formation de l’équipe de choc

Hisashi Suzuki

Hisashi Suzuki

Masafumi Miyamoto impose d’emblée sa propre vision du développement de jeux, préférant aux jeunes programmeurs solitaires alors monnaie courante une véritable équipe puisant tout autant ses talents parmi les animateurs, les scénaristes, les graphistes que les développeurs. Pour attirer de nouvelles têtes, il ouvre un café dédié aux nouvelles technologies, dans lequel postulent de nombreux jeunes fraichement sortis de l’école. Parmi ces candidats, Hisashi Suzuki s’impose rapidement comme son bras droit. Il évoluait précédemment chez Sega, où il figurait parmi les tout premiers employés et pour lequel il a développé de nombreuses bornes d’arcade. Chargé en partie du recrutement chez Square, il rencontre Hironobu Sakaguchi et décide de lui donner sa chance au sein du jeune groupe.

Hironobu Sakaguchi

Hironobu Sakaguchi

Né le 25 novembre 1962 à Hitachi, Hironobu Sakaguchi a étudié l’électronique à l’Université de Yokohama. Avec son camarade de classe Hiromichi Tanaka, il décide toutefois d’abandonner les cours avant d’être diplômé, en 1983, afin de rejoindre les rangs de Square. Les deux jeunes recrues planchent aussitôt sur le premier jeu de Square, The Death Trap, un jeu d’aventure textuel dans lequel le joueur saisit des commandes au clavier pour progresser à travers l’histoire. Le jeu sort sur NEC PC-8801 (un ordinateur exclusivement produit au Japon) en octobre 1984 mais ne rencontre qu’un succès mitigé. Square ne baisse pas les bras pour autant et la même équipe remet le couvert en juin 1985 dans la suite directe, Will: The Death Trap II. Le cadre du jeu est très ambitieux : les ressources naturelles de la Terre ont été épuisées et l’humanité embarque sur un gigantesque vaisseau à la recherche d’une nouvelle planète. Le voyage dure des siècles et seuls de lointains descendants des colons d’origine sont encore à bord. Vous incarnez l’un d’entre eux, frappé d’amnésie, qui va rejoindre un groupe de révolutionnaires visant à mettre fin à la dictature alors en place sur le vaisseau-mère.

Alpha (1986) sur NEC PC-8801

Alpha (1986) sur NEC PC-8801

Square enchaîne avec un troisième jeu d’aventure en mode texte, Alpha (1986), avant de se tourner vers le genre du point-and-click. En parallèle, la société gagne son indépendance par rapport à l’entreprise du père de Miyamoto et évolue désormais sous sa propre bannière. Mais sans les fonds injectés à l’origine, les semi-échecs sont plus difficiles à encaisser. L’ambition de Sakaguchi ne faiblit pas pour autant et il rêve de créer un véritable jeu de rôle, ayant lui-même tourné autour du pot avec ses quatre précédentes créations et le genre commençant à se populariser avec la sortie du premier épisode de Dragon Quest par Enix, sur Famicom (1986). Mais Masafumi Miyamoto pense qu’un tel projet serait coûteux et il se laisse difficilement convaincre.

« En 1986, Square a divisé le développement de jeux vidéo autour d’un système en équipes. En gros, je gérais l’équipe A et Tanaka l’équipe B, chaque chef d’équipe devait présenter les jeux qu’il avait envie de faire. C’est là que j’ai proposé le concept de ce qui est devenu ensuite Final Fantasy, même s’il s’appelait alors Fighting Fantasy à l’époque. Après avoir présenté le projet à toute la société, seules trois personnes se sont portées volontaires pour m’aider à la tâche. Mais c’était de ma faute – j’avais dans la société la réputation d’être un patron trop strict et aucun de mes jeux ne s’était particulièrement bien vendu, et tout le monde choisissait d’intégrer l’équipe B ou C. Il m’était impossible de réaliser un jeu avec quatre personnes, j’ai essayé de faire preuve d’ouverture et j’ai finalement convaincu Koichi Ishii et Akitoshi Kawazu de me rejoindre. »
Hironobu Sakaguchi

Koichi Ishii

Koichi Ishii

Koichi Ishii s’occupait en partie du design (il créera plus tard la série des Seiken Densetsu, qui connaîtra son apogée avec Secret of Mana en 1993) tandis que Kawazu, grand fan de Wizardry, d’Ultima et de Donjons et Dragons, avait en charge l’élaboration du système de combat. « M. Sakaguchi avait l’intention de développer un RPG bien avant la sortie de Dragon Quest, mais il n’en avait pas la permission de la société, parce qu’ils pensaient qu’il n’allait pas se vendre, » explique Kawazu. « Mais comme Dragon Quest a démontré qu’un tel jeu pouvait rencontrer le succès, nous avons été autorisés à entamer le projet. Nous étions des fans de Wizardry et d’Ultima, mais dans notre esprit Dragon Quest ne leur était pas comparable. Je n’ai pas cherché à trop simplifier les éléments, mais il y a certains préceptes dans le jeu de rôle occidental comme Donjons et Dragons dont je me suis inspiré, comme « les monstres de feux sont sensibles à la glace ». Cela paraît logique dans D&D, mais à l’époque les RPG japonais l’ignoraient, » conclut-il.

Yoshitaka Amano

Yoshitaka Amano

Si Sakaguchi avait comme à son habitude conçu l’univers du jeu et l’intrigue, il confia au scénariste indépendant Kenji Terada le soin de les mettre en mots. Celui-ci lui suggéra de faire appel à Yoshitaka Amano, un jeune illustrateur, pour concevoir le design des personnages. Mais n’en ayant jamais entendu parler, il déclina tout d’abord l’offre. Au début du développement, Sakaguchi mit la main sur une série d’illustrations qui l’interpelaient tout particulièrement et dont il voulait que Terada s’inspire. Ce dernier lui révéla précisément qu’elles étaient l’œuvre d’Amano et l’homme fut aussitôt intégré au projet. Pour la musique, le recrutement fut d’emblée fait en interne : Nobuo Uematsu était entré chez Square en 1985 et avait déjà travaillé avec Sakaguchi sur le jeu Alpha. Son apport à la saga se révélera inestimable et il composera la musique de la quasi-totalité des épisodes suivants de Final Fantasy, en particulier le phénoménal Final Fantasy VI (1994) sur Super Nintendo.

Nobuo Uematsu

Nobuo Uematsu

Dernière recrue pour mener à bien le projet, le développeur irano-américain Nasir Gebelli s’était déjà taillé une solide réputation dans la programmation de jeux vidéo avec plusieurs titres à son actif sur Apple II. « J’étais un vrai fan de son travail, » commente Sakaguchi. « Lorsque le président l’a engagé, je me suis dit, « Wow, c’est Nasir, puis-je avoir ton autographe ! ». Mais c’est la première fois qu’il développait un RPG, c’était une tâche ardue. Je devais lui expliquer tout le fonctionnement d’un RPG avant même que l’on puisse commencer. À un moment, j’ai abandonné l’idée de lui exposer tous les détails et je lui ai dit, « Ne t’en préoccupe pas, contente-toi de les coder ! ». Il n’était peut-être pas totalement convaincu, mais il a effectué un fantastique travail pour tirer les meilleures performances du hardware, » conclut-il.

En route vers le succès

Nasir Gebelli

Nasir Gebelli

Les sept hommes sont fin prêts et évoluent dans leur coin, laissant l’éditeur circonspect quant au succès du projet. Sakaguchi avait l’intention de baptiser sa saga Fighting Fantasy, mais pour des raisons de droits, il dut revoir sa copie – il s’agit du titre original des Défis Fantastiques, une collection de livres dont vous êtes le héros publiés par Ian Livingstone. « Si j’ai choisi Final Fantasy, la raison est simple : s’il n’avait pas marché, ce premier essai aurait aussi été le dernier, pour Square et pour moi, c’est uniquement pour cette raison ! » explique-t-il à Joypad en septembre 2007.

11-final_fantasyHabité par de nombreuses races, comme les hommes, les elfes, les nains, les dragons ou les robots, le monde de Final Fantasy est régi par quatre cristaux représentant chacun des éléments, l’eau, le vent, la terre et le feu. Une succession d’événements les conduisent toutefois à leur perte – des orages coulent le temple des océans, le vent s’essouffle alors que la civilisation a tenté de construire des stations volantes géantes, et les cristaux du feu et de la terre se noircissent, semant des incendies dévastateurs à travers la terre et rendant les sols infertiles. Le sage Lukahn prophétise que seuls quatre guerriers de la lumière pourront sauver la contrée des ténèbres qui la rongent.

Akitoshi Kawazu

Akitoshi Kawazu

Le jeu débute avec l’apparition de ces quatre guerriers, chacun porteur d’un cristal éteint. Le joueur est invité à composer son équipe et à choisir le nom et la classe de chaque protagoniste (guerrier, moine, voleur, mage…). Dans la mesure où il est possible d’intégrer plusieurs fois le même personnage parmi les six disponibles, on aboutit à 54 combinaisons uniques. « Le plaisir dans un RPG commence par la création d’un personnage, selon moi, » indique Akitoshi Kawazu, le responsable du système des combats. « Nous ne voulions pas imposer une équipe au début du jeu. Si les joueurs voulaient avoir quatre mages noirs ou guerriers pour terminer l’aventure, nous voulions que ce soit possible. À l’époque, on voulait que les gens essaient les choses par eux-mêmes. Si vous créez une équipe de quatre mages blancs, vous ne pourrez peut-être pas finir le jeu, mais on ne se préoccupait pas réellement de la manière dont ça influencerait l’équilibre, » conclut-il.

13-final_fantasyCe premier épisode de Final Fantasy introduit tous les ingrédients qui feront le succès de la saga par la suite. Au fil de ses déambulations, le joueur déclenche ainsi aléatoirement des combats, qu’il peut entreprendre au tour par tour, en choisissant des actions comme « fight », « magic », « drink », « item » ou « run ». Après avoir sélectionné l’ensemble des actions, on assiste au déroulement du combat, les ennemis attaquant également chacun leur tour. À l’issue de la bataille, le joueur est récompensé par des gils, la monnaie locale, tout en gagnant des points d’expérience. « On s’est efforcé de nous démarquer de Dragon Quest, » explique Sakaguchi. « Les graphismes ont joué un rôle fondamental, ainsi que l’histoire autour des cristaux. Au fur et à mesure de nos progrès, le jeu a commencé à germer en quelque chose de spécial, et l’équipe de Tanaka nous a aidés à le finaliser. »

14-final_fantasySorti le 18 décembre 1987, le jeu s’est aussitôt vendu à 400.000 exemplaires sur Famicom, mais ce sont en réalité plus de deux millions de cartouches qui se sont écoulées si l’on compte la version américaine et les multiples rééditions. « À l’origine, seuls 200.000 exemplaires du jeu devaient être produits. Mais il fallait deux ou trois mois pour fabriquer les cartouches, votre stock initial correspondait donc bien souvent à l’ensemble des ventes potentielles. J’ai supplié la société : « si l’on n’en édite que ce volume, il n’y a aucune chance qu’il y ait une suite – faites-en 400.000 ». Les coûts étaient faramineux et le jeu doit donc très largement son succès aux risques encourus par le management de Square, je ne les remercierai jamais assez, » explique Sakaguchi.

Article rédigé par

Journaliste dans la presse spécialisée en informatique et jeux vidéo depuis 1991, j'ai une passion pour la moutarde forte, les ornithorynques et l'orthographe du mot "bathyscaphe". Retrouvez mes travaux en ligne.

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